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Les Perses

Publié le 31 mars 2014 par Rolandbosquet

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   Depuis le lever du soleil les spectateurs affluent vers l’acropole. Venus par petits groupes des quartiers populaires, artisans, petits commerçants, commis, servantes et métèques chantent les dithyrambes en l’honneur des héros de la cité entendus les jours précédents ou échangent des propos passionnés au sujet des représentations qui vont être données au théâtre de Dionysos. Eschyle a été désigné pour ce premier jour et il a fait savoir que le sujet de la plus importante tragédie de sa tétralogie traiterait de la victoire des soldats grecs à Salamine contre le barbare oriental Xerxès. Chacun sait que le dramaturge a participé à la bataille et on est impatient d’entendre ses vers. La chaleur printanière assèche peu à peu les gosiers et les godets de bière d’épeautre sont appréciés avant de gagner les gradins de terre battue. Les citoyens s’installent eux aussi en contrebas après avoir soigneusement épousseté les planches qui recouvrent les leurs. Le vin aromatisé au miel, à la cannelle ou au thym leur est généreusement servi par des esclaves armés de cruches et les partisans de Pratinas et de Phrynicos, les concurrents d’Eschyle qu’on entendra les jours suivants, ne manquent pas de vanter les qualités de leur favori. Sur les sièges de marbres qui leurs sont réservés à quelques pas de l’estrade, les dignitaires de la ville prennent place à leur tour. Avec la distinction propre à leur rang mais sans perdre de temps non plus car les comédiens ne devraient pas tarder à se produire. L’archonte vient en effet d’apparaître entouré de sa petite cour. Un long murmure traverse l’assistance lorsqu’Eschyle se présente devant lui. Après un court conciliabule, le dignitaire lève onctueusement la main et le silence s’étend sur l’assistance. Le claquement des coturnes contre les marches de l’estrade monte en écho vers les quinze mille spectateurs présents. Le spectacle va commencer. Eschyle était-il alors conscient que sa tragédie était prémonitoire ? 2500 ans plus tard, le 31 octobre 1961, la RTF diffusera une adaptation de sa pièce par Jean Prat. Les sexagénaires se souviennent encore des décors somptueux et de la musique, grandiose, de Jean Prodromides. La culture, ce jour là, entrait à la télévision par la grande porte. Les années ont passé et d’autres acteurs déclament eux aussi leurs incantations. Les décors ont perdu leur majesté au profit de quelques écrans informatifs et la musique est remplacée par une courte introduction tonitruante et racoleuse. Les comédiens ont malgré tout tenu à conserver la tradition du masque et les femmes celle des coturnes. Il peut arriver, parfois, que l’un des personnages de la tragédie qui se joue devant nos yeux, saisi soudain d’une lyrique verve, déclame quelque couplet grandiloquent. Aucun n’a encore retrouvé les augustes accents du dramaturge grec pour évoquer, par exemple, la grandeur des sacrifices des militants et des colleurs d’affiches. Les mots de victoire claquent ; les accusations de défaite fusent. Mais les envolées verbales si souvent convenues  retombent bientôt comme un soufflet qui refroidit trop vite. Le spectateur qui était tenté d’applaudir la brillante tirade retient son geste lorsqu’il la voit s’évanouir comme bulle de savon dans l’air du soir. Ne subsistent plus que des déclamations verbeuses où perdants et gagnants se mêlent dans la confusion. Les Grandes Écoles de Tout devraient revoir leurs programmes et replonger leurs élèves dans leurs "humanités". Ils y gagneraient sans conteste en hauteur de vue et en élégance et peut-être même serait-on incité à les écouter vraiment sinon à les croire.  Et le monde, alors, tournerait sans nul doute un peu moins de guingois.

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