Magazine Humeur

La bibliothèque du professeur Blequin (8)

Publié le 10 avril 2014 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Ce n’est pas un secret, j’aime beaucoup les livres ; c’est pourquoi j’ai décidé de vous parler régulièrement des livres que j’ai lus ou relus. Gardez bien à l’esprit que mon avis en vaut largement un autre…

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aurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964 : Les éditions Gallimard n’ont pas attendu la sortie du Premier homme de Camus pour faire montre d’une mentalité légèrement nécrophage : ainsi, cet ouvrage paru trois ans après la mort de Maurice Merleau-Ponty (lui aussi décédé dans un accident de voiture, saloperie de bagnole) reprend un manuscrit laissé inachevé par l’auteur ainsi que des notes du travail permettant de se faire une idée de l’image que le philosophe se faisait de son ouvrage achevé. On peut penser ce qu’on veut du procédé, il n’empêche qu’il aurait été regrettable d’être privé des derniers écrits d’un des plus grands penseurs du XXe siècle ; à l’encontre de toute une tradition qui remonte au moins à Platon, Merleau-Ponty se refuse à nier toute valeur ontologique au monde visible, ce monde n’est pas un obstacle sur la route de la découverte de la vérité et constitue au contraire une part importante de cette route elle-même dans la mesure où il est bien notre monde, celui dans lequel nous nous engouffrons au quotidien plus que nous ne lui faisons face, celui par lequel nous nous constituons nous-même. Le fait et l’essence ne sont pas en conflit mais au contraire solidaires et entrelacés l’un à l’autre, la recherche de l’essence pure comme la fusion avec les choses ne conduit qu’à obstruer notre regard d’un côté ou de l’autre. Tel serait donc le sens profond du titre « le visible et l’invisible » : réconcilier les deux domaines que la philosophie a si longtemps eu tendance à opposer et démontrer leur étroite complémentarité, l’impossibilité pour qui veut connaître le monde de faire le sacrifice du donné empirique brut (comme le feraient des spiritualistes obtus ou des mystiques) ou du sens caché que ce donné recèle (comme le ferait une victime de l’illusion scientiste). Une clairvoyance que peu ont égalée, prématurément éteinte…

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François Cavanna, …et le singe devint con, l’aurore de l’humanité, Belfond, 1984 : Avoir le désespoir joyeux est le privilège des génies ; Cavanna avait le désespoir extrêmement joyeux : peu de morts peuvent se vanter d’être aussi vivants. Quand je lui avais rendu hommage dans cette rubrique, j’avais mentionné Les écritures comme étant l’un de ses chefs-d’œuvre, mais l’humour « bête et méchant » dont il fut le fer de lance éclate de toute sa force, avec une intensité jamais égalée, dans ce sommet où cynisme (au bon sens du terme) où le grand auteur dénonce la vanité d’un mythe auquel l’homme est plus attaché qu’à tout autre mythe, celui de l’homme lui-même. Dénoncer les mensonges de la Bible et tourner en dérision Napoléon, voilà qui fait presque figure de fausse audace en comparaison de ce miroir peu flatteur (doux euphémisme) que Cavanna renvoie à ses semblables : à le lire, passer du stade de primate à celui d’homme, loin de constituer un progrès, aurait été le triomphe de la veulerie, de la lâcheté et de l’égocentrisme. Toutes ce par quoi l’homme est homme y passe : la politique, l’agriculture, l’outillage, l’habillement, la spiritualité, la science… Tout est passé à la moulinette impitoyable de l’humour grinçant et misanthrope du fondateur de Hara-Kiri ! On ne sort pas indemne d’une telle lecture…surtout au niveau des zygomatiques !

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Nicolas Rey, La Beauté du geste, Au diable vauvert, 2013 : On m’a offert ce livre comme lot de consolation après ma prestation au « jeu des mille euros » (je vous en reparlerai un jour si vous êtes sages) ; Nicolas Rey n’est pas le plus talentueux des chroniqueurs de France Inter, en tout cas je lui préfère de loin François Morel, mais ses textes se laissent lire. Comme tous les recueils d’écrits de circonstance, l’ensemble est assez inégal et on ne sait pas très bien si l’auteur raconte toutes ces anecdotes de la vie parisienne pour l’exalter ou, au contraire, la tourner en dérision ; après tout, l’un n’empêche pas l’autre (si cela était mieux compris, les humoristes auraient une vie moins pénible) et cette relative ambiguïté donne son charme à son écriture… Satisfecit pour les portraits, mi-élogieux mi-ironiques, qu’il dresse de certaines personnalités et pour ses chroniques sur l’actualité politique et médiatique ; en revanche, ses souvenirs de galères sentimentales et ses récits sur les coulisses de son métier de journaliste, on a parfois envie de lui dire qu’on s’en fiche. Peut-être a-t-il sorti ce livre simplement pour la « beauté du geste » ?

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Les personnages de Lucky Luke et la véritable histoire de la conquête de l’Ouest, Le Point-Historia hors-série, 2013 : Le Point et Historia nous avaient déjà fait le coup à deux reprises avec les personnages de Tintin : un hors-série thématique publié sous couverture cartonnée avec, une fois passée la lecture de l’éditorial de Franz-Olivier Giesbert (qui est toujours un monument d’humour involontaire), une dizaine chapitres comprenant quatre pages décortiquant un album d’Hergé à travers l’un de ses protagonistes les plus marquants et six pages racontant par le menu la page d’histoire à laquelle l’album fait allusion. On peut voir dans cette démarche l’aboutissement de tout un processus grâce auquel la bande dessinée, jadis objet de mépris voire de méfiance, a acquis la reconnaissance de son statut d’art à part entière, de sorte que les milieux « intellectuels » n’aient plus honte de se pencher sur elle. Cette fois, ce sont les aventures de Lucky Luke écrites par Goscinny qui ont le droit à cet hommage ; autant le dire tout de suite, les fidèles du « poor lonesome cow-boy » n’apprendront pas grand’ chose, ils discerneront même des approximations assez impardonnables sur le déroulement de ses aventures et l’histoire de sa création – l’honnêteté me force cependant à avouer que je n’avais jusqu’alors jamais reconnu Dopey dans Ruée sur l’Oklahoma était une caricature de Michel Simon! Quant aux chapitres « historiques », ils ont le mérite de remettre les pendules à l’heure concernant certaines idées reçue sur le far west mais ne remplaceront pas la lecture d’ouvrages de référence – c’est dire si la présence d’une bibliographie à la fin de cet ouvrage collectif est bienvenu.

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Kid Lucky : Lasso Périlleux, Lucky Comics, 2013 : Puisqu’on parle de Lucky Luke, continuons : depuis que Morris s’est tiré plus vite que son ombre en 2001, c’est le dessinateur Achdé qui anime le « poor lonesome cow-boy » avec l’aide de divers scénaristes et avec plus ou moins de bonheur. En marge de la série « officielle » des aventures de Lucky Luke, Achdé en est donc déjà au second tome d’une série de gags mettant en scène le célèbre cow-boy enfant, traînant dans les rues de Nothing Gulch avec ses petits camarades et apprenant le dur métier de vacher… Reprendre un mythe de la B.D. est un exercice de style assez casse-gueule qui demande du génie pour être couronné de succès et qui en a usé plus d’un ; entreprendre, par-dessus le marché de raconter son enfance, même par jeu, ne fait que rendre plus ardue la tâche. Achdé s’en tire assez bien même si Lasso Périlleux est un peu en-deçà du premier, L’apprenti cow-boy : on a l’impression que le filon de l’enfance de Luke s’épuise déjà et que l’auteur ne parvient pas à se renouveler autrement qu’en ayant recours à des personnages secondaires excessivement stéréotypés comme le marchand de crinolines. Malgré cela, je suis assez bon client : c’est assez rafraichissant, en fin de compte, de voir qu’avant de devenir le héros sûr de lui et quelque peu hautain que l’on connait, Lucky Luke a été lui aussi un petit gars maladroit (bien que prometteur), gaffeur et un brin chapardeur, comme vous et moi. Rien que pour ça, cette série rend un parfait hommage à ce que Morris et Goscinny ont fait de leur héros : il a beau tirer plus vite que son ombre, il n’en est pas moins à deux doigts de flancher quand il doit se battre en duel contre l’irascible Ma Dalton et s’avouer vaincu par Whittaker Baltimore dans Le Cavalier blanc lui fait perdre son moral de fer. Un héros à visage humain, en somme, ce qui explique en partie son phénoménal succès.

À bientôt pour de nouveaux coups de cœur littéraires.


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