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A l’ouest rien de nouveau

Publié le 22 mai 2014 par Ctrltab

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« Nous partons, nos bottes à la main. Nous nous glissons vite dans l’eau, nous nous mettons sur le dos, nous nageons et nous tenons les bottes avec le contenu au-dessus de nos têtes.

Nous escaladons avec précaution l’autre bord du canal, nous sortons les paquets des bottes et nous chaussons celles-ci. Ce que nous portons, nous le plaçons sous le bras. Ainsi nous nous mettons en marche, tout mouillés, nus, n’ayant pour vêtement que nos bottes, au petit trot. Nous trouvons aussitôt la maison. Elle est située dans l’obscurité des buissons. Leer trébuche sur une racine et s’écorche les coudes : « Ca ne fait rien », dit-il gaiement.(…)

La porte de la maison est ouverte. Nos bottes font un certain bruit, un gond grince. On aperçoit de la lumière. Une femme effrayée pousse un cri. Nous lui disons en aussi bon français que nous pouvons : « Pst, pst…camarade…bon ami… » Et en même temps, pour nous concilier ses bonnes grâces, nous levons nos paquets en l’air.

On voit maintenant aussi les deux autres. La porte s’ouvre toute grande et la lumière rayonne sur nous. On nous reconnaît et toutes trois se mettent à rire à gorge déployée de notre mise. Elles se tordent et se courbent dans l’ouverture de la porte, tellement elles rient. Quelle souplesse dans leurs mouvements !

« Un moment ! » font-elles.

Elles disparaissent et nous jettent des effets dont nous nous enveloppons tant bien que mal. Puis il nous est permis d’entrer. Une petite lampe brûle dans la chambre. Il fait chaud et cela sent un peu le parfum. Nous déballons nos paquets et nous les leur donnons. Leurs yeux brillent, on voit qu’elles ont faim.(…)

Il y a des chambres à côté. En m’y rendant, je vois Leer qui, avec la blonde, parle haut et y va carrément. C’est qu’en effet il s’y connait ; mais moi je suis perdu dans une espèce de lointain, fait à la fois de douceur et de violence, et je m’y laisse aller. Je sens en moi quelque chose qui désire et qui sombre à la fois. La tête me tourne, il n’y a rien ici à quoi l’on puisse s’appuyer. Nous avons laissé nos bottes devant la porte ; on nous a donné des pantoufles à la place et maintenant je n’ai plus rien de ce qui rappelle l’allure cavalière et impertinente du soldat : ni fusil, ni ceinturon, ni uniforme, ni casque. Je m’abandonne à cet inconnu ; arrive que pourra, car, malgré tout, j’ai un peu peur. »

- Erich Maria Remarque


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