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Les vétérans ont la parole.

Publié le 08 juin 2014 par Sebastienjunca

 

De retour du travail ce 6 juin à 16H00, j’ai pu prendre en cours les commémorations du débarquement dont la cérémonie internationale à Ouistreham. De nombreux vétérans étaient naturellement présents. ; eux, la mémoire charnelle, palpable et surtout verbale de ce moment unique de notre histoire ; de l’histoire de l’humanité. Ils sont le lien entre un passé de plus en plus inaccessible et un futur qui reste tous les jours à construire dans la paix et la liberté.

Au-delà des défilés ; au-delà des cérémonies, des discours emphatiques, des poignées de mains chaleureuses et ostentatoires ; des embrassades et autres multiples accolades entre « grands de ce monde » ; au-delà du déluge d’images, de commentaires, de reconstitutions, de spectacles rivalisant de réalisme et de créativité… l’essentiel reste et demeure, tant qu’ils sont encore parmi nous, les témoignages sinon la seule présence émouvante de ces hommes jetés par milliers sur les plages meurtrières de Normandie le 6 juin 1944.

Aussi, tout au long de ces commémorations, il n’a jamais cessé, et c’est heureux, d’être fait référence à ces simples soldats venus offrir leur vie pour la plupart loin de leur famille, de leur patrie et de leur vie. A chaque instant, ces hommes nonagénaires pour la plupart, fatigués par le poids des ans, des épreuves, de tant de larmes et aussi de sang versé se sont vus justement rappelés à notre souvenir. Les visages magnifiques de ces vieillards resplendissaient sous le soleil normand de ce 6 juin 2014.

Ils avaient l’air heureux d’être là, tous enfin réunis avec les morts, leurs frères d’armes et de larmes ; leurs familles venues les accompagner sur ce lieu de prière et de merveilleuse entente internationale. Vladimir Poutine, Barack Obama et Petro Porochenko le tout nouveau président ukrainien ont pu y échanger quelques mots plutôt de bon augure. Pour une fois, notre président lui-même avait enfin l’air d’un président. Visiblement à l’aise dans son rôle et fier d’avoir été l’initiateur de ces rencontres à caractère diplomatique.

La cérémonie achevée, les officiels, la reine Elisabeth en tête, commencèrent à quitter les lieux. C’est là que les journalistes passent à l’action et essaient d’obtenir une interview de François Hollande, de Manuel Vals ou de Valéry Giscard d’Estaing. On s’enquiert des impressions des uns et des autres : l’émotion, bla-bla-bla… la tolérance, bla-bla-bla… le « plus-jamais-çà » qu’on répète depuis 70 ans et qui partout ne cesse de se répéter chaque année, sous d’autres horizons ; sous d’autres gouvernements. Sans oublier tous les autres bons sentiments d’ordinaires convoqués lors de ce genre de commémoration.

Arrive enfin le moment où notre intrépide journaliste tend le micro à un vétéran. Elle lui demande entre autres choses, la réaction et l’accueil des premiers villageois rencontrés juste après le débarquement, dans les premiers villages libérés. L’homme est Français et avait débarqué au sein d’un contingent de l’U.S.Navy. L’homme, visiblement heureux de pouvoir partager ses souvenirs lors d’une telle journée commence à raconter sa progression au sein de la campagne normande. Puis, sans qu’il ait pu véritablement commencer à répondre à la question qu’on venait de lui poser, le voilà poliment remercié sans plus d’explications de la part d’une journaliste aux ordre d’une oreillette impatiente et d’un programme visiblement très minuté. Mon sang ne fit qu’un tour. Scandaleux ! Inacceptable ! Honteux sinon indécent ! Comment ose-t-on à ce point interrompre un homme après à peine une à deux minutes sans plus lui laisser la joie de partager un peu de sa mémoire qui est aussi celle d’une partie de l’humanité ?

Quel merveilleux tableau, il est vrai, que de voir ainsi alignés nombre de ces vétérans tout couverts de rides, de médailles et d’émotion dans leur regard chargé d’images et de souvenirs. Pourvu seulement qu’ils n’ouvrent pas la bouche ; du moins pas trop longtemps pour ne pas déborder les impératifs de la production, de la retransmission, de l’audience et des parts de marché.

L’image est pratique, malléable à souhait. On peut lui faire dire ce qu’on veut ; y superposer une bande-son concoctée pour la circonstance. C’est tout l’art de certaines propagandes qui ont été et sont encore jusqu’aux plus perfides instruments d’assujettissement des peuples, en d’autres lieux et en d’autres temps. Au contraire, plus rétive, moins docile est la parole. Plus difficile à dresser, à domestiquer, à canaliser. Sa soumission demande plus de travail, de patience, de conviction et de cœrcition aussi, parfois. Plus délicat en est l’emploi, surtout « en direct » lorsqu’on ne peut prévoir ce que l’esprit, la conscience dont elle est la manifestation, le geste, serait soudain enclin à exprimer, à revendiquer ou à répandre. Surtout quand cette parole est celle des anciens, par définition bien éloignés des contingences du temps et bien plus encore de celles imposées par la programmation télévisée d’une chaîne privée.

Encore faut-il savoir ce que l’on veut. Ecouter, respecter, honorer et chérir ces hommes qui, sous d’autres cieux et d’autres civilisations auraient à n’en pas douter été élevés au rang de demi-dieux ; ou bien les ignorer, les mépriser comme autant d’improductifs, de personnes désormais inutiles et à charge de la société. Vieillards dont seules certaines images semblent désormais respecter les canons de la décence médiatique. Je parle de ces centenaires après lesquels courent les journalistes. Ces gérontes à la forme physique éblouissante et surtout rassurante sur le parcours d’un marathon, le circuit d’un vélodrome ou accrochés aux suspentes d’un parachute.

De cette vieillesse-là, tout le monde en redemande. Pourvu qu’ils nous fassent oublier la déchéance annoncée du corps et de l’esprit : la sénescence, Alzheimer, parkinson, les cancers, les AVC, l’incontinence, l’impuissance, la dépendance et l’oubli de soi dans tous les sens du terme. De ces vieux-là on n’en veut pas. Qu’on les laisse dans leurs mouroirs, à l’abri des regards. Trop dépriment ! On veut des vieux en bonne santé ; des vieux dynamiques, qui ont la niaque et la banane ; des vieux liftés, retonifiés, raffermis et reboustés au collagène et au Viagra.

Qu’on nous montre de ces vieux-là, mais sans trop les laisser parler. La parole comme l’esprit sont moins malléables que la chair. Plus difficiles à raffermir, à rajeunir, à falsifier. Ils échappent à toutes les cures de jouvence. Leurs hésitations, leurs trous de mémoire, leurs absences répétées ou leur propension à se perdre dans le dédale si vaste de leur mémoire nous rappellent que nul n’échappe à son destin et que l’apparente légèreté d’un parachute n’efface pas pour autant le poids des ans.

Beaucoup de conflits, tout au long de l’histoire, on été les funestes conséquences de mutuelles incompréhensions de part et d’autre. Le manque d’écoute, d’ouverture à l’autre, à ses différences, à ses apparentes faiblesses furent autant de prétextes et d’occasions de se faire la guerre. Aussi, comment cette journaliste a-t-elle pu en pareille occasion oublier à qui elle s’adressait ? Comment a-t-elle pu à ce point mépriser non seulement cet homme, mais le jeune soldat effrayé et incrédule qui sommeille quelque part en lui, couvert du sang de ces frères. Ceux-là qui ont permis à cette femme de naître dans un pays libre ou la presse n’est tenue en laisse que par les seuls impératifs financiers ?

Ce 6 juin 2014 était l’occasion d’oublier un peu – ce fut le cas Dieu merci pour beaucoup – la culture du résultat, la performance, la compétition et le profit. Cette journée, il ne faut pas le nier, a fait la part belle aux vétérans. Et c’est heureux. Encore faut-il ne pas seulement les entendre, mais aussi et surtout, les écouter.

Ces hommes qui ont versé leur sang sur les plages normandes ce 6 juin 1944 nous ont permis durant les 70 ans qui suivirent de conserver notre liberté de parole. Aussi, la moindre des reconnaissances à leur endroit, et tant qu’ils le peuvent encore, n’est-elle pas de les laisser s’exprimer une dernière fois, en toute liberté, avant que la mort les fasse taire à jamais.

J’allais oublier de préciser que la journaliste indélicate officiait pour TF1. CQFD.

Sébastien Junca.


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