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Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman par Sylvie Fabre G.

Publié le 13 juillet 2014 par Angèle Paoli
Patricia Cottron-Daubigné, Visage roman,
Éditions L’Amourier, 2014.


Lecture de Sylvie Fabre G.

AUX FRONTIÈRES DE L’AMOUR, DE LA DOULEUR ET DU RIEN

« J’ai tout oublié
hors le cri sur ma peau. »

Patricia Cottron-Daubigné


En ce début d’été 2014, la lecture de Visage roman, premier recueil de Patricia Cottron-Daubigné publié chez L’Amourier, m’a ouvert un riche espace d’émotions, de réflexions et de réminiscences littéraires. Dans une langue exacte et intense, l’auteur parvient à mettre en scène, en pensée et en mots, les thèmes sans âge de l’amour et de la douleur, du désir et du rien dans la rencontre amoureuse. Elle se met consciemment dans les pas, ou même les mots, de Marguerite Duras et, dans une plus légère mesure, d’Ariane Dreyfus, si l’on ne veut parler que des deux écrivains cités, mais, plus souterrainement, peut-être aussi dans ceux des poètes de la Renaissance, de Racine, de Stendhal, de Bernard Noël et de bien d’autres, suscitant chez le lecteur de personnels échos. Et ce n’est pas un des moindres intérêts de ce livre écrit en deux parties (la première, la plus longue, évoquant le cœur de la relation à l’autre et par là même au monde, la deuxième, plus brève, le mélancolique constat d’un possible inscrit dans la circonférence de l’impossible) que de nous faire entendre les voix qui nourrissent une écriture et sa complexe simplicité, et qui la placent dans une lignée littéraire tout en mêlant genres et registres.

Visage roman, le titre déjà alerte. Il s’applique à un recueil de poèmes mais peut résonner comme une référence d’œuvre romanesque ou même philosophique. Il renvoie à celui de la première partie dont il souligne l’importance. Nous entrons dans la traversée d’une histoire d’amour, qui va du moment sidérant de la rencontre quand « un visage/reprend toutes les images » et que les corps entrent « dans l’espace l’un de l’autre » à celui, inéluctable, de la séparation et de la perte quand la narratrice « imagine dans la maison où elle ne sera pas l’homme recroquevillé dans l’espace » et que « dans le voile de son regard, maintenant il neige ». Il s’agit bien d’une narration, « un récit » dit l’auteur, en quatre étapes numérotées mais les événements y sont traités de façon elliptique, « montrés en creux », et l’écriture choisit, plus que de mettre l’accent sur le déroulement d’une intrigue amoureuse, de donner toute leur force et leur justesse aux mots. Maintenant les roses sont uniques est d’ailleurs composée presque uniquement de poèmes courts, en vers libres, espacés sur la page et qui décrivent des états du corps, du cœur et de la pensée à la première ou parfois à la troisième personne. La femme amoureuse est la narratrice-poète qui tour à tour vit et se regarde vivre dans ce « roman » d’une passion, illusion et défaite. Les points de vue bougent selon qu’elle est regardée ou regardante, amante ou aimée. La question du regard est d’ailleurs centrale dans le livre, comme est centrale celle de la voix car chacune d’elles définit l’essentiel de l’être retournant au mystère de la relation et à la nécessité de la parole.

« Je est un mot nouveau » dit celle qui parle dans la première station de ce chemin tour à tour d’illumination et de croix. L’accent est mis en effet sur le basculement qui s’opère dès le premier regard posé sur l’homme. Et comment ne pas penser à la Phèdre de Racine quand la narratrice, débordée par son propre désir et le trouble qui l’envahit jusqu’à penser en mourir s’interroge : « où faut-il aller pour vivre ? » Dans le transport amoureux, nous rappelle Patricia Cottron-Daubigné, la vraie habitation devient « l’arche de tout un corps » et le « visage refait/dans la lumière d’une voix ». Force liée d’Eros et du Verbe qui énonce la cristallisation chère à Stendhal, la violence de l’expérience érotique montrée, entre autres, par Bernard Noël et la quête d’une fusion éclairée par la psychanalyse tel retour à la mère et à l’enfance : « La peau de l’homme/c’est peut-être son visage/à elle/qu’elle caresse : dans l’enfance ».

Mais l’amour, jusque dans la jouissance et l’extase, est « couleur rouge » ; le cri de la femme n’est pas seulement celui du plaisir, il est aussi « celui que personne jamais ne prend », celui « noir/le cri d’ailleurs ». Cri originaire. Du soleil fracassé du désir au sang de la rupture, de la demande d’absolu à l’oblation, de la solitude à l’absence, il devient fatalement expression de la douleur, née du silence et d’une forme de perdition. Toute la seconde station intitulée Le Corps dans le regard est un long poème lyrique où, sur fond de mise en abyme d’India Song et du Vice-consul de Duras, sont reprises les figures de la Mendiante et d’Anne-Marie Stretter. Figures de la misère et de la faim, de l’abandon et de l’ennui auxquelles la narratrice, dont « le corps est entré dans le cri/le visage aussi », s’identifie. Et comme Anne-Marie Stretter a reconnu en elle le cri de la mendiante, elle aussi le reconnaît et peut dire, entrée dans la réalité du désir et de sa nuit, « Anne-Marie Stretter moi ».

La troisième station, Rien n’est une couleur, peut alors commencer. Pour la femme, « chaque jour s’étend d’une blessure » quand « l’homme se terre dans son récit », et les mots qui se font « guenilles dans les mains » se dérobent au poème de l’amour. Patricia Cottron-Daubigné nous rappelle ce qu’on veut oublier : « que le chagrin était dedans », même à l’instant de la plénitude. Chacun se heurte à la distance infranchissable, à la peur, au refus de l’autre et à sa propre faille, au rien auquel ils les renvoient : « ce n’est ni pénible ni agréable de vivre, dit Duras, c’est autre chose… ce n’est rien ». Ce qui reste alors des amants ayant tenté de se rejoindre : des personnages de fiction, et de leur visage : un Visage roman. La dernière station, L’écho du silence, qui clôt le chemin de croix en trois courts textes, Patricia Cottron-Daubigné l’écrit donc en prose et à la troisième personne, comme si la chute dans l’horreur de la séparation, le corps tranché, l’implacable souffrance née de « la béance » ressentie, ne pouvait s’exprimer en vers. Le visage perdu faisant taire la voix lyrique, l’éclat des mots, et ramenant à la langue « raisonnable », aux phrases bien construites et distanciées. « Écrire…c’est hurler sans bruit », dit Duras. Dans le recueil, « Le silence qui fait la respiration au loin » et l’effacement symbolisé par la neige gardent pourtant trace de la voix comme « un grand reposoir d’amour ».

L’Homme je commencerai par le pull, deuxième partie du recueil, est introduit par une citation d’Ariane Dreyfus qui l’éclaire. Dans cette parenté poétique, l’auteur revient aux vers libres pour imaginer une suite, écrite au futur et sous forme d’hypothèse. Le recommencement amoureux s’envisage dans le savoir de la douleur et de la perte, dans la connaissance des limites du corps, du cœur et de la parole : « L’homme/qui viendra/je regarderai d’abord/son dos celui qu’il aura/s’il partait ». Plus d’abolition dans le regard de l’autre, plus de visage en lequel se trouver et se perdre mais un dos solide « adossé à la masse des jours ». Aimer reviendrait à « accorder deux solitudes » et deux lucidités pour mieux « savoir les racines/si je peux les nourrir ». La femme ne serait plus seulement l’aimante chère à Rilke mais aussi l’aimée, celle qui donne et prend la main, la tendresse. Elle en finirait avec le rêve maternel de l’homme et son propre désir de fusion. Mais avec celui de la voix ? « Il n’y a pas de voix/personne ne parle », répond la poète-narratrice, soulignant en même temps que celui de l’amour l’échec du langage.

Ainsi se clôt ce très beau livre dans l’énigme non élucidée de la vie, désir et manque. La recherche d’absolu se heurte à l’évidence qui fait de l’homme et de la femme des êtres faillés et séparés dans l’amour comme dans la mort. Patricia Cottron-Daubigné, après avoir cherché le visage de l’autre et la voix du poème, après avoir connu l’amplitude de la joie et celle du malheur en traversant jardin et désert, finit, non sans mélancolie, par se tenir aux frontières, là où se conjugue ce que j’ai nommé un jour l’accompli de nos inaccomplis. Une manière peut-être de continuer le chemin en retrouvant une lumière, sans oublier le cri.

Sylvie Fabre G.
D.R. Sylvie Fabre G.
pour Terres de femmes



PATRICIA COTTRON-DAUBIGNÉ

Patricia_Cottron_Daubigne-2


■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions L’Amourier) une fiche bio-bibliographique sur Patricia Cottron-Daubigné
→ (sur le site des éditions L’Amourier) un extrait de Visage roman [PDF]

■ Autres lectures de Sylvie Fabre G.
sur Terres de femmes

Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer
Ludovic Degroote, Un petit viol, Un autre petit viol
→ Alain Freixe, Vers les riveraines
→ Emmanuel Merle, Ici en exil
→ Emmanuel Merle & Thierry Renard, La Chance d’un autre jour, Conversation
→ Pierre Péju, Enfance obscure
→ Pierre Péju, L’État du ciel
→ Erwann Rougé, Passerelle, Carnet de mer




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