Magazine Journal intime

Mémoire

Publié le 24 août 2014 par Thywanek

Toutes eaux étaient-elles montées si haut. Et toutes lumières, disparues. Tous vents de même. Evanouis. Et c’était apparemment nulle part. Il était peut-être sorti de chez lui. Des pas hasardeux, fuyants, l’auraient conduit. Tous objets hors de portée. Toute impression d’un paysage. D’arbres, de champs, d’habitations. Seule une légère déclivité du sol permettait de sentir qu’il y avait encore quelque chose de solide, quelque chose qui tenait dans ce surprenant endroit où il se demandait à peine comment il s’y était retrouvé. Encore que cette pente, à la descendre, lui paraissait en réalité s’enrouler sur elle-même sur une assez longue distance qu’il avait déjà parcourue. Mais n’ayant en fait plus la notion d’un point de départ et pas davantage celle d’un point d’arrivée, il lui fallait vérifier qu’il était bien en train de marcher. Qu’il passait à moins qu’un terrain, bien qu’invisible, passât sous ses pas. Qu’aussi indiscernable que se développait l’environnement à mesure que ses perceptions lui apportaient les moyens d’en estimer l’angoissante inanité, il demeurait à l’extérieur prêt à s’échapper à la première sonnerie d’un réveil, à la moindre menace mortelle, pour un seul oiseau mort qui tomberait à ses pieds.Rien de tel ne se produisit durant un temps qu’il perdit la force d’évaluer. Une sorte de machine s’était mise en route dont l’objectif devait être de l’empêcher de se tenir à aucun bastingage, de s’accrocher à aucune poignée de porte, de pousser aucun cri, de n’avoir même de quoi se plaindre d’avoir peur, de rebrousser chemin puisqu’il n’y en avait pas, de s’arrêter sans être saisi d’un terrible mal de cœur, de tomber par terre sans connaissance. Surtout pas. D’appeler à l’aide. Qui. Pour aider à quoi.L’unique aumône qu’il éprouvait, comme pour faire en sorte qu’il ne cessât pas de se sentir vivant, se réduisait à un curieux filament noir, qu’il aurait dit niché en lui, qui s’électrisait au rythme désarticulé d’une pulsation incontrôlable, et qui dans un morse indéchiffrable lui scandait un message de persistance comme un petit phare falot au-dessus d’un monceau d’horreurs.  Le durcissement des muscles de ses jambes, le creusement de son ventre, l’alternance de sa respiration lui servaient d’indicateur de l’effort qu’il accomplissait. Sans fatigue. Sans essoufflement. Un automate. La marche il savait. Il n’avait nul besoin de recourir à l’expérience. Il était marcheur. De douleur et de joie. D’émoi. De colère. De réflexion. D’impatience. Il marchait depuis l’aube. Zébrant les campagnes et les villes de traces éphémères. A peine l’odeur qu’il faut aux chiens somnolants pour les extraire de leur torpeur. L’allure comptait peu. La lenteur n’était qu’une autre forme de l’accélération. La rapidité, qu’une autre manière de perdre. Ce n’était toujours que l’exercice d’usure exigé par l’impérieux pouvoir d’attraction d’une mort s’approchant, tendre promesse aux bras effrayants. Ce n’était toujours qu’une discipline d’ascète engagé à maigrir de toute lâcheté. A fondre du gras le plus résiduel d’un crime ontologique. A sécher comme un arbre aux fruits réalisés.Allait-il ainsi. Et cherchait-il des yeux. Tendait-il l’oreille. Et ses mains devant lui. Tâtant délicatement l’espace vacant qui l’entourait. Il inspirait longuement tâchant de capter des senteurs. Du mouillé. Du brûlé. Du froid. De l’hydrocarbure. Du vert. Du sale. Du floral. De l’animal. Du rouge. Du maritime. Du poudreux. Rien. Tout s’était volatilisé. Et depuis cette grande durée qu’il supposait avoir déjà arpentée, depuis ce très vague moment où il tentait de fixer un départ à ce laps de submersion, il sondait d’une humeur amère le fond de sa pensée, marin toisant le fond des mers pour ne pas échouer.  Là des courants brassaient. Créatures protéiformes aux faces pleines de terres. Aux membres ondulants sous de vieux lits sauvages. Aux mouvements chatoyants. Aux regards – quels regards – remplis de paix pleurante. Aux corps tendus en arcs sous des armes aimantes. Aux milles bouches bleutées contenants des insultes, des poèmes, des sentences, des chants, des appels à l’aide. Appels à qui. Pour aider à quoi. Dans ces méandres aux savantes torsions une vie plus petite, modeste peut-être, et tenace comme un lierre auquel s’adosse une masure, s’affairait, fourmillante, fruste et qu’on eut dit prise d’indifférence ainsi que d’une maladie salvatrice. Un ensemble d’embrouillaminis découpés de portes et tranchés de barrières, de couloirs de verre, de tunnels, d’escalators, de lames de trains, de trafic automobile, résonnants d’un discordant vacarme de sonneries, d’annonces sécuritaires, de roues et d’acier, de voix s’agglutinant en un coton épais gorgés de décibels grumeleux, de courants d’air vaporisant le grain microscopique d’une érosion forcenée, un entêtement dans ce grouillement à se ronger dessous la peau, à se grignoter le cœur, à s’élimer l’existence comme on frotterait de limaille un tissu pour voir à travers ce qu’il y aurait à cesser d’être pour supporter tout ça sans avoir à s’en dégager d’un coup de rein sans lendemain. Ça ressemblait à de la mémoire. Et à ne plus savoir quoi faire de sa consistance. Autant il allait sans détermination dans son labyrinthe sans cloisons, sans détours, autant il s’entournait sur lui-même comme une enveloppe inversant son contenu. Cela se faisait de telle sorte que cela se serait toujours fait. D’une nature glacée, sans âme, totalement impassible dans ses majestés jusqu’aux heures les plus insensées où tout s’ombre dans le soir le plus calme au milieu d’un crépuscule atomique. Des grappes de visages s’échappaient tout autour de lui, bulles minuscules d’un gaz expulsé par les spasmes limpides de ses âges poreux, et s’égayaient en farandoles de masques multiples d’où pendaient des imperméables, des robes, des manteaux, des guenilles, des valises, des révolvers, des bijoux, des friandises, des larmes, des lettres, des lambeaux, des plumes, des violons, des supplications, des appels à l’aide. Pour qui. Pour quoi. Il allait d’un monde où il était trop tard. Il ne s’était jamais aperçu à quel point on avait pu dire magnifique le récit de choses abominables. Tant su, appris dans la studieuse habitude de coudre, compris par l’enthousiaste appétit de saisir et d’être saisi, il ne resterait alors que l’idée. L’idée réduite à n’être plus qu’elle seule, tout juste une brindille assez dure pour tracer sur du sable un dessein enfantin dans l’instant suivant balayé par le souffle barbare d’une idole de l’ordre. Le rituel du sacre poursuivait son œuvre et le grand cri de tout tendait son gouffre absurde. Dans l’impalpable, l’invisible, l’inaudible, l’indifférent endroit où il était, météore éteint dans un cosmos ironique, c’est un sens inconnu qui lui permettait l’accès à l’en-dedans d’une histoire qui d’un sac grossier et remuant crachait par de visqueux cratères, égouts d’une boucherie où claquaient tant de paires de bottes, où aboyait tout le verbe de la terreur, des morceaux de batailles, des déchets de paix, des viscères, des bras, des jambes, des yeux, des langues, des camions broyés de réfugiés, des giclées d’ossuaires, et des geysers de paroles plasmatiques pour façonner de ce sens dont on tourne en rond dans l’impasse de la douleur et du sacrifice. Et ne fallait-il pas s’y attendre : plus un appel à l’aide.   Les eaux montées si haut. Le ciel pesant si bas. La vision trop violente finissait toujours par se décomposer en fragments crépitants. Ce qu’il y avait à dire restait impossible à dire. La route, ce qui en tenait lieu, écrasée, s’achevait comme ayant commencé, comme à chaque fois, il sentait son visage lui réapparaître, ses mains, sa nuque, et le vivant sévère retenu d’exploser de ce qu’il contenait de matière incompréhensible. La première chose qu’il vit, qu’il revit, très loin devant lui, fut l’enseigne de la boulangerie dans un halo encore flou où il allait quelquefois acheter son pain. Il distingua ensuite, derrière la vitrine, la jeune vendeuse qui soupirait des sourires tièdes en demandant aux clients de qu’ils étaient venus chercher. Les rues retrouvaient leur droiture et leurs garde-fous d’immeubles aux façades altières, si dures, si anciennes, tellement certaines. Un coup de vapeur venteuse et cendrée fit voler des vieux bouts de papiers qui se mirent à planer quelques minutes, brisures muettes de parchemins. Une pâle mollesse ouvrait au jour un champ céleste aride qu’un soleil trempait d’une douceur timide.   Il sortit de la ruelle, hébété, vieilli. De la ruelle où le présent avait recouvré sa force intangible. Brutale.Au coin d’une autre rue il vit un homme en costume bleu, assis en tailleur, qui comptait des cailloux qu’il avait perdus. Le temps d’en parler il avait disparu.

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