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Bout de bois

Publié le 22 mai 2008 par Civmat
488662056.jpg Vu comme ça, ça ne ressemble qu’à un bête bout de bois. D’ailleurs, c’est un bête bout de bois. Mais peut-être que c’est quand même un peu plus que ça, je vous laisse juges.
Bon, d’accord, c’est un morceau de bois même pas sculpté, qui n’a pas une forme particulière, mais ce n’est pourtant pas un bout de bois sans histoire. On pourrait même dire que c’est un morceau d’histoire. Il s’agit d’un morceau de chêne, je sais qu’il paraît bien sombre pour du chêne, même pour un chêne foncé, mais si vous pouviez voir sa structure, c’est sans aucun doute du chêne : on discerne nettement des cernes de croissance et des rayons qui leurs sont perpendiculaires, typique du chêne. S’il est sombre, c’est qu’il est vieux et a séjourné dans de l’eau Les tanins contenus dans le bois ont migré, ont coloré le bois. C’est d’un chêne subfossile qu’est issu ce morceau de bois.
En fait, je ne sais pas vraiment s’il est si vieux que ça. Sans doute pas tant que ça. Enfin, il faut s’entendre sur ce qu’on entend par « vieux ». Comme ça, je dirais, qu’il doit avoir dans les 2 000 ans. Peut-être allez vous me dire « tout ça ? » et je vous répondrai : « que ça ! » Car il faut bien comprendre qu’on parle de deux petits millénaires, ce qui ne représente pas grand-chose dès qu’on regarde un peu l’histoire de la Terre. Mais bon, c’est déjà pas mal quand même.
Si je ne connais pas vraiment son âge, ce n’est pas faute d’avoir essayé de lui faire dire. J’ai fait appel à un dendrochronologue pour savoir de quand il datait. Le bois provient d’un tronc flotté échoué dans un petit cours d’eau de Franche-Comté, l’Orain. J’avais trouvé tout un ensemble de bois, dont des piles de pont, dont ce morceau. A proximité de cet ancien pont, une ancienne tuilerie gallo-romaine était déjà connue depuis longtemps. Les premières datations dendrochronologiques indiquaient un âge probable d’abattage des arbres au 1er siècle de notre ère. En cohérence avec la période d’activité de la tuilerie.
Pour dater, c’est simple dans le principe : on compte les cernes, suivant les années les cernes sont plus ou moins larges en fonction du stress subit par l’arbre. Ce stress a une origine climatique et se retrouve dans tous les arbres ayant poussé à la même époque, en comparant la série de cernes d’un échantillon donné, le nôtre par exemple, à un référentiel, on tombe sur des corrélations statistiques qui permettent d’attribuer un âge. Le problème, c’est que si l’arbre n’a pas été trop stressé, si les cernes ne sont pas assez nombreux, on ne peut pas vraiment obtenir un résultat statistiquement fiable. Dans le cas présent, les arbres n’étaient pas suffisamment stressés et je n’ai pas eu de dates fiables. Parfois, quand on ne cherche pas à vendre un candidat, les statisticiens n’oublient pas qu’ils sont scientifiques. Pas de date, pas d’histoire donc.
Mais ce n’est pas si simple. Car ce bois, si je n’ai pu avec certitude raconter son histoire, bien que mon intime conviction est qu’il est du 1er siècle de notre ère, ce bois fait un peu partie de mon histoire.
Je marchais dans la rivière, l’Orain donc, afin de comprendre sa dynamique, son fonctionnement. Mon regard avait été attiré par ces bois qui dépassaient des berges, au ras de l’eau. Il y en avait qui me semblaient taillés. J’ai fait le tour de ce secteur de la rivière et j’ai noté qu’il y avait à la fois de ces bois flottés et des piles de pont, dont l’orientation était incohérente avec la rivière actuelle, signe que l’ouvrage était antérieur au cours d’eau tel qu’on peut le voir aujourd’hui.
Content de ma découverte, mais ne sachant pas trop l’exploiter, j’ai filé au musée d’archéologie du coin pour la déclarer. Après avoir été un peu pris de haut — vous avez trouvé des bouts de bois, et alors ? — le regard porté sur ma découverte a changé quand j’ai annoncé que j’étais en thèse, membre d’un laboratoire du CNRS. On me dit alors, que je tombais bien car le mari de la Conservatrice était dendrochronologue. Nous avons pris contact pour nous retrouver sur le terrain afin de constater si on pouvait faire quelque chose de ces bois.
Au jour dit nous nous sommes retrouvé au bord de l’eau, avec scie et tronçonneuse, mon amie et son jeune fils. Bien sûr, ce qui ne devit durer que quelques instants pris plusieurs heures car le site était vraiment intéressant. Au moment de repartir, la voiture de mon compère n’arrivait plus à remonter la petite pente lui permettant de regagner le pont et la route pour rentrer chez lui. L’enfant était bien évidemment trempé à avoir traîné une partie de l’après midi dans la rivière. Il commençait à avoir froid. Je suis allé chercher un tracteur l’avantage de tomber en panne à la campagne. La voiture a été tirée sur la route, mais là, à force d’avoir tiré dessus, la batterie était à plat. Il a fallu tirer la voiture, mais démarrer en première une voiture tirée par un tracteur est une mauvaise idée et le moteur a rendu l’âme.
J’avais une petite AX, sans siège à l’arrière pour pouvoir transporter tout mon matériel de terrain (sonar courantomètre, bateau… ) Impossible de ramener tout le monde chez mon compagnon d’infortune. J’ai ramené l’enfant, me sis fait engueuler par sa mère car l’autre voiture du couple avait été cassée quelques semaines plus tôt et que tout ça pour quelques bouts de bois c’était quand même un peu fort. Mon amie pendant ce temps tuait le temps avec un parfait inconnu dans une voiture infirme. Nous avons récupéré tout le monde, nous sommes rapatriés chez ces gens que nous ne connaissions pas vraiment. En guise de premier contact, on fait mieux. Nous ne savions pas vraiment où nous foutre, nous préparions à partir le plus vite possible.
Le Dendrochronologue nous a invité à manger pour nous remettre de nos émotions. L’ambiance était un peu tendue avec sa femme au début, mais après quelques verres de Jura, l’atmosphère s’était un peu réchauffée. Nous avons sympathisé, d’abord avec lui, puis, plus tard, avec elle. J’ai rencontré le petit milieu des archéologues de la région grâce à ce nouvel ami. J’ai pu ensuite travailler sur un chantier de fouilles, en faire mon métier. Même si dorénavant j’ai quitté ce métier, c’est un peu grâce à ce bout de bois que ma carrière pris la tournure qu’elle pris, que j’ai croisé toutes ces personnes qui sont devenues et sont restées des amis malgré notre éloignement actuel. Pour moi, ce bout de bois a bien une histoire, même s’il ne raconte pas l’Histoire et il mérite bien sa place dans ma bibliothèque.

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