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Jacques Moulin | Portique 2

Publié le 07 octobre 2014 par Angèle Paoli
« Poésie d’un jour


Ann Loubert, Portique 2

PORTIQUE 2
(extrait)

Ça a commencé par une histoire de marchandises    De manipulations de charges    Un transport de denrées    Zénon de Cittium fait naufrage avec sa cargaison   Échouage au Pirée À peine débarqué file en direction des colonnades de l’Agora    L’Agora c’est aussi une sorte de quai des affaires    Peu de discussions métaphysiques ce jour-là    Du negotium    de l'agitation    Agios et dispositions de boîtes en puzzles sur le sol    Zénon est venu là se perdre dans le labyrinthe des portiques le rythme obsédant des arcades   Le cri du « i » dans les poulies   Il arpente l’Agora cou penché comme un bec de grue agacée par la brise de mer   Il traverse le quartier du Céramique   Déambulations et rencontres   Rythmes et nombres    Il va bientôt faire école    S’adosse aux relations du monde    Les idées viennent par les ports    Tous les peuples conviennent    L’estuaire ouvre l’esprit    la mer lui met en bouche mots d’unité et de souffle organique    Physique logique éthique    Bitume port clos marchandises    Zénon se rend au Pœcile au Portique des peintures    Le Portique s'élève à bonne hauteur comme une vérité possible   La prudence éclairée des grues    Vérité relevée vérité révélée    On existe là pleinement dans l’encheinure des causes    Il rencontre Chrysippe    Chrysippe sera son agrippeur son porteur de bât son caleur de forces    Réclames et dévotion au négoce    Livre-moi tes marchandises que je m’installe avec elles à mon tour dans les docks du port le génie des greniers la rhétorique des ventes le commerce des mots    Le poème en commerce    Le port comme poétique    Le poète est pontier portiqueur passeur de mots    Écrit le poème des portiques   Pneumatique ou sur rail   Balance un peu    Débarcadères Emporium entrepôts boutiques    Stopper l’effet de mou    Bloquer l’effusion    Mettre en pièces    Stocker    Le poème est un port qui s’enclôt dans ses boîtes mais brasse à découvert aux jours de la Criée    D’aucuns diront curée    Grands bras des engins de levage    Et vos muscles portefaix qui donnent sens aux grues pour salaires d’infortune    Gare à ceux qui lambinent sur le môle s’attardant à leur pot de lentilles loin des débardeurs de mortier    La tempête s’éloigne […]

Jacques Moulin, Portique, L’Atelier contemporain, 2014, pp. 25-27-28. Avec 7 dessins d’Ann Loubert.
Portique Atelier contemporain


PRIÈRE D’INSÉRER DE FRANÇOIS BON


Qui de nous pour ne pas être fasciné [par] la géométrie des ports ? Nous savons reconnaître et saluer de longtemps la beauté des villes, la beauté de l’objet industriel, la puissance fabuleuse de la mer. Mais que nous déambulions sur un port, et tout se rejoint. Le bateau est ville, la grue attrape le ciel, la main de l’homme est dans le moindre arrangement nécessaire ou à l’abandon des couleurs et des choses, et chaque barque ou chalutier ou cargo est en soi un monde, emportant comme la totalité de l’humanité à son bord, sous l’horizon qui de toute façon le dépassera. Le port est cette jonction. Et c’est pour cela que chacun dispose de ses ports intérieurs, et c’est pour cela que nous les arpentons, grands ou petits, ici ou à l’autre bout des quais du monde, comme une ancienne retrouvaille. Mais comment écrire ce sentiment intérieur livré à l’ouvert, et riche de sa complexité, bois et fer, couleurs et toiles, ciel et humanité repliée, souvent meurtrie de sa propre histoire. « J’ai toujours baissé les yeux devant la mer », dit Jacques Moulin, ou bien « j’ai cheminé dos à la mer », mais à condition que ce soit « pour faire entrer la mer en soi ». Cela ne définit pas le projet, mais cela le contextualise : la mer intérieure dont chacun de nous dispose, c’est celle de l’enfance. La mienne est de digues et marais, et la vie ouvrière de ceux qui cultivent la vase, règlent les écluses. La brisée claire des falaises de Normandie m’a toujours été aussi étrangère que l’impossibilité de marée aux pieds des villes en gradin de Méditerranée. Et pourtant, d’un seul mot ici dans cette suite de fragments qui sont chacun comme leurs propres brisants (« je viens d’un pays où chaque jardin se dépose aux brisants »), il me semble que c’est tout ce silence intérieur de la rêverie à marcher sur les quais du port, n’importe quel port et tous les ports, que je retrouve avec mon propre bloc d’enfance, quand avec père et grand père on allait récupérer les treuils des mytiliculteurs de l’Aiguillon-sur-Mer chez Fumoleau, à « La Ville-en-Bois », comme on nommait ce quartier en bout de La Rochelle qui était voué à l’industrie de la mer. Un texte qui tient, cependant, ne se résume pas à son projet ni à son principe. Il ne suffit pas d’aimer. Ici, c’est la fragmentation qui crée la marche, la narration comme éparpillée, toute livrée à la présence des choses. On a souvent cela dans ce grand livre avec petit port breton dans les pages, qu’est Dire I & II de Collobert, comme Jean Rolin, avec un tout autre principe narratif, fait de la prose de son Terminal Frigo une déambulation elle-même langue et géométrie. Ici, c’est du côté de Tarkos qu’on cherche la granulosité de la langue : ne jamais la laisser se recomposer comme image, parce que l’image alors se substituerait à cette présence des choses, liée seulement à leur contexte, et au fait qu’ici sur le port nous ne serons que passager. La rigueur est dans l’émiettement. Que les mots qui disent ce qu’on voit disent aussi le mouvement, impossible de l’écrire : « l’intraduisible en conteneur » parmi mille autres exemples. On écrit cette tâche insatiable d’écriture, qui heurte au plus simple et au plus lumineux, trouve les corps (ici, le «portiqueur » dans sa cabine) et nomme sa propre raison de langue. Ce qu’on goûte à lampées dans le lyrisme continu des versets de Saint-John Perse afflue ici comme gravier de langue, mais c’est bien la même exigence : les acronymes, les inscriptions, le vocabulaire technique et que tout s’efface dans la seule fonction immuable, « mer rouillée» s’il faut. Est-ce qu’on ne reconnaît pas un texte fort à ce qu’il n’est pas en lui-même sa propre terminaison ou finalité, mais vient chercher en vous-même sa traversée vers le dehors, l’écrit alors avec vos images et votre corps mémoire ? Il ne s’écrit ici qu’un mouvement, il ne s’écrit qu’une traversée : le vieux mot « portique » (il est dans Racine) est à la fois l’objet et la matière du port, il est cela dans quoi on passe pour l’en-avant, et la vieille construction humaine de son enracinement sur la terre, devant la mer. Que crissent aussi les mots pour vous dans les haussières.

FRANÇOIS BON

Ann Loubert, Portique, I


PRÉSENTATION DE PORTIQUE PAR JACQUES MOULIN :

« Un lieu d’abord : la Normandie haute maritime et cauchoise. Un lien très fort à ce lieu entre fleuve estuaire et côte. Je suis né à flanc de falaise près d’un jardin de mer. Un jardin suspendu toujours en partance pour l’ailleurs des terres et des mers. Jardin jamais cantonné qui s’ouvre par les phares de côte sur des ports des entrepôts des cargos des quais et des grues. L’effet portuaire l’accueil des sémaphores des poutrelles et des digues. La navigation des liens.
Un échafaudage permanent de conteneurs qui se balancent à hauteur d’immeubles entre les pinces des portiques. Dans les grincements des poulies et les effluves de cambouis. Docks et dockers. Le corps à l’épreuve du fer. Un ballet de cavaliers hauts sur pneus alimente les grues qui alimentent les plateformes des porte-conteneurs. C’est mécanique parallélépipédique tendu précis comme un poème. L’accès aux ports comme un chemin pour le poème. Le poème conduit au risque de la technique pour creuser son effet de balancement sur le quai-la-page. Un poème-portique s’écrit. Les mots sont dans les boîtes. Chaque boîte fait un poème. Le poème-portique visite le monde et l’histoire cherche la langue des ports. Ne marchande pas. Le porte-conteneur fait glisser le poème. Le portiqueur cherche l’ange. Le peintre l’accompagne. L’élévation du geste jusqu’au pourtour des grues. »



JACQUES MOULIN

Jacques-Moulin

Source

■ Jacques Moulin
sur Terres de femmes

→ Jacques Moulin, Véronique Dietrich, Oublie (lecture de Tristan Hordé)
[Sur le halage certains soirs] (extrait d’À vol d’oiseaux)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site d’Ann Loubert) la page sur Portique
une fiche de l’éditeur sur Portique [PDF]
une autre fiche de l’éditeur sur Portique



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