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Allan Beffroi #5

Publié le 21 octobre 2014 par Yannbourven
Me coltiner cette fille ? Pourquoi pas, elle est plutôt mignonne, mais elle parle trop, je suis sûr qu’elle est riche, ça se voit à l’ovale de son beau visage lisse de Rosbif, et à ses longs cheveux blonds, aux fringues qu’elle porte, à ses bagues aussi, je la baiserais bien, encore, mais le temps de retourner à l’appart, de la faire boire un peu, de nous affairer, de me rhabiller, sûr que j’arriverais en retard au taf ! J’espère qu’elle n’est pas tombée amoureuse de moi, manquerait plus que ça, de toutes les façons ça ne fonctionne jamais quand je sors avec une bourge, ça foire à chaque fois, c’est pas les mêmes visions, on voit pas la vie de la même manière, c’est vrai quoi, un fils d’ouvrier avec une fille de bourge c’est perdu d’avance, à un moment donné la fille en demande plus, soirées, dîners, voyages, bijoux, différent train de vie, c’est en elle, il lui en faut plus, et toi tu ne peux plus suivre, jamais, bref, comme ça je veux bien qu’elle m’accompagne, mais j’espère qu’elle n’est pas tombée amoureuse de moi, manquerait vraiment plus que ça ! Et puis j’ai pas vraiment barbé ses textes, je m’en suis juste inspiré, les rêves de ces hommes ne lui appartiennent pas, faut pas exagérer, je ne suis pas un plagiaire, je suis un véritable artiste et c’est tout ! et j’en suis sûr ! Allan Beffroi marche beaucoup trop vite, Eris lui demande de ralentir un peu, t’es lourd vraiment, stop, slowly please, elle s’arrête devant le Moulin Rouge, j’adore ce truc, amazing, c’est Paris ! c’est si beau ! quelle ville ! quelle classe ! regarde avec moi ! je la aime ! my god ! quel bonheur ! Ils repartent mais Eris ne peut pas vraiment le suivre, il se faufile trop rapidement entre les gens ahuris qui prennent des photos, qui s’embrassent, qui s’engueulent, ou qui fument en restant statiques, il évite soudainement trois cyclistes, l’un d’eux glisse sur un kebab éclaté et se rétame, Eris l’aide à se relever, Eris est coincée, doit attendre au feu piéton, c’est le défilé des taxis, deux hommes assis à la terrasse d’un rade-karaoké l’interpellent, t’es charmante madame, tu bois un verre avec nous ? Non j’ai pas le temps, Eris repart, furieuse, les deux mecs s’énervent, viens nous sucer dans les chiottes ! Elle traverse une rue, une voiture klaxonne, le gérant d’un sex-shop veut lui refourguer un énorme gode noir qu’il brandit en riant, elle déguerpit, appelle Allan, t’es où t’es où, elle ne l’aperçoit plus, elle a les larmes aux yeux, vexée, satanée shit, asshole, plus loin Allan Beffroi ralentit sa marche, il se retourne, et l’attend… Qu’est-ce tu fous ? je vais être en retard ! Pauvre connard, tu l’as fait exprès. Allan a bien songé à la perdre dans la petite foule de touristes stagnant en bas de la Butte Montmartre, ou l’abandonner au beau milieu d’un rayon du marché Saint-Pierre parmi les étoffes colorées, mais il s’est rétracté, se sentant certainement redevable, l’histoire des phrases volées, je dis pas que je suis coupable, mais bon… elle est plutôt sympathique cette idiote. Ils reprennent la route, et devant les vitrines des magasins Tati Allan tente soudainement d’embrasser Eris, qui réagit plutôt mal en lui balançant une énorme gifle, Allan Beffroi s’énerve, t’es conne ou quoi, Eris tourne les talons, mais reviens ! j’ai une dette envers toi, tu te souviens ! Alors je viens, mais tu ne me regardes plus, tu ne parles plus, tu shut your face ! A vos ordres princesse. Plus tard, sur le pont enjambant les voies ferrées porteuses des trains Eurostar filant en direction de Londres, ils aperçoivent sur le trottoir de gauche un petit garçon recroquevillé qui semble dormir dans l’indifférence générale, ils s’approchent lentement, petit ? Tu vas bien ? Il respire, c’est bon signe… Allan le secoue un peu, debout petit, l’enfant ne se réveille pas, Eris décide de le prendre dans ses bras, elle l’emmène dans le square Léon, dans le quartier de la Goutte d’Or, l’allonge sur un banc, et tous les deux regardent l’enfant qui dort en s’agitant : on dirait qu’il rêve. Eris se penche : j’entends quelque chose. Elle sort un carnet de son sac et note ce que l’enfant marmonne : Maman capitule, coffre en saccage, monde de jour et ralentir, maman crie en fausses couches, monde de jour et ralentir, s’amène l’Homme Penché, le retrouver et le tuer, il faut tous les tuer, les Ombres sont de retour, regardez-les, tout autour, regardez, elles flottent, maman ? elles flottent et nous griffent, et nos peaux transparentes se déchirent, les Ombres crient, regardez, elles nous réveillent. Allan aimerait retenir ces paroles, mais le flot est continu : les Ombres crient, elles flottent, maman ? monde de jour et ralentir, le retrouver et le tuer, regardez-les, elles me prennent, alignent les faits, les songes sont au-dessous, impatientes, avides d’infini, ils décolleront, partiront au loin, par-delà les barres d’immeubles et les océans, des prières adressées à maman, des larmes de sang dans des calices, maman crie en fausses couches, les Ombres sont de retour…  Au bout d’une bonne demi-heure Lou cesse de parler, Eris est abasourdie, Allan ne sait pas comment réagir. On le garde avec nous, Allan. Je ne sais pas si… je crois qu’on devrait appeler la police, non ? Gardons-le ce soir, et pour la nuit, on préviendra la police demain matin, please. Ok mais c’est toi qui t’en occuperas, moi je bosse ce soir, et d’ailleurs où comptes-tu aller ? tu vas pas squatter le bar, j’espère ? J’avais pensé que…  i promise you que je serai sage, dans un coin du resto, je m’occuperai du petit, j’en prendrai soin, laisse-nous t’accompagner. Je veux bien, mais tenez-vous à carreaux !
Rue de Belleville, Allan débarque enfin dans la brasserie pour effectuer son extra, et c’est déjà blindé de clients : des employés d’agence de pub et des étudiants palabrent devant des bouteilles de Brouilly et des mojitos, des clients bruyants – restés debout (les tables étant toutes prises) et qui pour ne pas montrer qu’ils sont vexés font semblant de danser – reniflent la bouffe ou le décolleté de la serveuse soumise et souriante qui se glisse entre eux comme une vipère en nage en apportant les deux ou trois planches mixtes composées de charcuterie et de fromages bon marché jusqu’au tables du fond bien trop éloignées du passe de la cuisine. Au comptoir la musique est forte, Allan salue vite fait le patron, je te laisse, je dois y aller, tu bosses avec la serveuse là-bas, je sais plus son prénom, bref on s’en fout, à la fin tu fais la caisse et tu prends tes cents balles, mais pas plus, bon courage mon pote, et n’oublie de brancher l’alarme quand tu fermes. Allan reste derrière le bar et envoie les consos, Eris porte l’enfant à bout de bras et tous les deux s’installent à une petite table dans l’obscurité. Allan jette de temps en temps un œil méfiant sur l’enfant qui dort : je le sens pas ce gosse, comment fait-il pour dormir comme ça avec tout ce boucan, il faudrait peut-être qu’il se réveille un jour, c’est vrai quoi, il parle en dormant, et le pire c’est qu’il s’exprime comme un adulte, c’est fou, où sont ces parents, le recherchent-ils, en tout cas il est vivant, c’est déjà ça. Eris l’écoute, absorbée, fascinée, elle note sur son carnet les paroles sourdant des rêves énervés. La soirée se déroule sans incidents majeurs, juste quelques frictions entre poivrots. Allan a presque oublié la présence d’Eris et de l’enfant. Lorsque soudain tout le monde se tait. Allan, qui était parti cherché quelques bouteilles au chai, revient dans le bistrot, silence terrifiant, seule la musique se fait entendre. Il demande à la serveuse ce qui ne va pas, la fille, livide, désigne du doigt le fond du bar, l’obscurité, Allan s’approche, Eris pleure, elle presse son coup ensanglanté avec sa main droite, elle est toute blanche, pendant ce temps l’enfant, la bouche en sang, se faufile sous les tables comme un chien enragé, se relève, court, renverse des verres, et s’enfuit du bar en hurlant : voleuse de rêves ! voleuse de rêves ! t’es pas ma maman ! Allan essaie de lui courir après, mais l’enfant a déjà disparu dans la foule indifférente de la rue de Belleville. Allan revient vers Eris, montre-moi. Il se penche, examine la blessure, horrible, l’enfant lui a mordu le cou, lui a même déchiré un morceau de peau. On lui donne des compresses et des serviettes, mais le sang s’écoule encore, le flot est ininterrompu, Eris s’est évanouie, on l’a allongée sur une banquette, les gens s’en vont, choqués, j’appelle le Samu, crie la serveuse encore présente, tu fermes ta gueule et tu dégages d’ici, répond Allan, je m’occupe de tout, merci d’être venue. Il referme la porte, la verrouille, Eris est au plus mal, il la surveille, elle respire douloureusement, suffoquant, réclamant la présence de sa mère, elle parle en anglais, Allan retourne au comptoir, prend cinq cents euros dans la caisse, se sert un cognac tonic bien chargé, le boit cul sec, manque de vomir, il retourne au fond de la salle, dans l’obscurité, près d’elle qui souffre, qui meurt, on dirait bien qu’elle crève, on dirait bien qu’elle… mais… attends. Allan s’empare soudainement du carnet, et lit les dernières phrases écrites par Eris, d’après les paroles de Lou prononcées dans son sommeil infernal :  voleuse de rêve, t’es pas ma maman, la Réalité-jour éternelle débutera aujourd’hui à l’endroit où l’écrivain et la voleuse de rêve m’ont ramassé, lorsque la Lune avorteuse sera pleine, emplie de tous les rêves, les cauchemars et les révoltes des femmes, des hommes et des enfants non résignés qui ont souffert depuis la nuit des temps dans cette maudite cité… Allan s’interroge, la Réalité-nuit, j’en rêve depuis toujours, que sait-il de cette utopie, qui est cet enfant, il faut que je sache… Il décide de se rendre sur le pont, dans le quartier la Chapelle, je vais y retourner, il le faut, Eris ouvre les yeux, Allan, j’ai froid, réchauffe-moi Allan, i am afraid, il faut que tu emmènes moi à l’hospital, please. Non, tout va bien se passer, je te le promets, tu vas déjà beaucoup mieux ma belle… je… je dois juste retrouver l’enfant, tu comprends, je dois y aller, mais je reviendrai, je le jure. Eris ressemble à un cadavre, elle tend le bras, no, je vois la fin, les derniers jours de l’humanité, death, death, death, ne pars pas, ne me laisse pas. Allan l’embrasse, j’vais appeler les secours, ils viendront te chercher, tu t’en sortiras ne t’inquiète pas, on se retrouvera dans la Réalité-nuit parce que je sais qu’elle existe vraiment, mais je dois y aller maintenant, je dois retrouver l’enfant, à bientôt Eris. 

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