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Un enterrement pas ordinaire (2)

Publié le 25 octobre 2014 par Feuilly

Ce jour-là, donc, comme je l’ai déjà dit, on avait vite fait rentrer tous les chiens quand on avait su que le notable du village partait à la chasse. Car des chiens on en avait perdu pas mal les dix dernières années. Vous savez ce que c’est. A la campagne, les chiens vont et viennent en liberté et ils ont l’esprit aventureux. Il suffit qu’un mâle ait repéré une femelle en chaleur et les voilà partis tous deux bien loin, parfois même à la lisière des bois. Que surgît alors Monsieur Victor avec son fusil et c’en était fini des ébats amoureux canins. A plusieurs reprises, on avait ainsi retrouvé deux cadavres dans les fourrés, alors la prudence était désormais de rigueur. Une fois les chiens enfermés, Il ne restait plus qu’à espérer qu’une génisse n’eût pas franchi sa clôture, car elle risquait de connaître le même sort. Habituellement, avant de recommencer à travailler, on croisait les doigts, pour conjurer le sort,  tandis que près de l’âtre les grands-mères inactives se mettaient à prier Sainte Rita, connue pour les causes désespérées.

Inutile de dire qu’une fois de plus ce jour de chasse parut bien long et si tout le monde continuait à vaquer à ses occupations, chacun avait cependant l’oreille aux aguets. Au moindre coup de feu dans les lointains, on sursautait. Et des coups de feu, ce n’était pas ce qui manquait. Parfois c’était une dizaine de coups qui se succédaient en moins d’une minute. On aurait dit de vraies rafales,  au point que les anciens finissaient invariablement par raconter leurs souvenirs de la dernière guerre, quand les Américains avaient délivré le village et que ça mitraillait dans tous les coins. Il faut dire qu’avec ses trois fusils à répétition bien chargés, notre chasseur avait une puissance de feu digne d’un régiment ! 

Vers midi, il y eut une pause et on sut que là-bas, quelque part dans les fourrés, Monsieur Victor prenait sa collation. Généralement on avait la paix jusqu’à quatorze heures car le bougre avait l’habitude de faire une sieste, surtout qu’il avait tendance à abuser du vin rouge. En effet, personne ne l’avait jamais vu boire de l’eau et le médecin avait eu beau le mettre en garde contre les effets de l’alcool, il lui avait ri au nez. Pourtant, avec l’âge, son visage avait pris une teinte cramoisie et si on ajoute à cela un surpoids évident, n’importe quel praticien honnête lui aurait tenu le même discours. Lui, il n’en avait cure et voyait dans tous ces symptômes la preuve d’une vitalité à toute épreuve. Et c’était vrai qu’il n’y en avait pas beaucoup au village pour arpenter ainsi la forêt pendant toute une journée. Il en faisait des kilomètres !

En fait, il suffisait d’identifier d’où provenaient les coups de feu pour reconstituer tout l’itinéraire du chasseur et si au matin il se trouvait dans les vallons au nord du village, il n’était pas rare d’entendre le soir des détonations plein est, après en avoir entendu au sud. Comme la forêt était à trois kilomètres du bourg, on pouvait dire que l’arc de cercle qu’il avait parcouru équivalait bien à quinze ou même à vingt kilomètres. Tout cela chargé comme un âne avec ses trois fusils, ses cartouchières, sa besace pour le petit gibier, son pique-nique et ses cinq litres de pinard. Une force de la nature, vraiment !

Mais je sens que vous allez me poser une question : et s’il tuait un sanglier ou quelque autre gros gibier, que faisait-il ? Eh bien, s’il n’y en avait qu’un, il n’était pas rare qu’il le portât sur son dos jusqu’à la Land Rover, mais s’il y en avait plusieurs, il laissait les dépouilles sur place et une fois revenu au village il ameutait tout le monde en klaxonnant sur la place de l’église. Les hommes se précipitaient alors vers les Jeeps et les Quatre-quatre et une cohorte de véhicules se dirigeait immédiatement vers la forêt. Une fois sur place, Monsieur Victor donnait ses ordres et on voyait les fermiers revenir avec des cerfs, des biches, des daims et des sangliers. On entassait tout cela dans les voitures et on revenait au village. Il n’était pas rare de compter trois cerfs et une quinzaine de sangliers. On les déposait sur les marches de l’église, qui devenaient rouges de sang, et on téléphonait aux restaurateurs de la préfecture, ceux qui avaient deux étoiles au guide Michelin et qui payaient bien. Le temps qu’ils arrivassent, il faisait souvent nuit noire. On les voyait alors charger tout ce gibier dans leurs propres véhicules, puis allonger des billets de cent euros à Monsieur Victor. A la lumière des phares, on le voyait bien tout cet argent qui passait d’une main à l’autre, mais qui toujours se retrouvait dans la même poche, laquelle finissait par gonfler comme une outre. Quant aux villageois, jamais ils n’étaient dédommagés de l’aide qu’ils avaient apportée. Extérieurement, ils se montraient satisfaits d’avoir pu rendre service, mais en leur for intérieur il y en avait plus d’un qui conservait une sourde rancune et qui pensait à se venger si un jour l’occasion s’en présentait. Subtiliser ne serait-ce qu’un sanglier aurait déjà constitué un beau dédommagement. Mais l’occasion ne se présentait jamais, Monsieur Victor y veillait. Et puis aurait-on vraiment osé lui dérober le moindre gibier ? Même les plus intrépides hésitaient en imaginant les conséquences ! En effet, il était clair que dans ce cas ce n’était plus le cadavre d’un chien qu’on aurait retrouvé dans les fourrés !

Mais il n’y avait pas que les villageois qui redoutaient Monsieur Victor. Dans sa propre maison, tout le monde craignait le tyran. Son épouse Marie ne l’aimait pas, c’était certain. Il faut dire que la pauvre fille avait été obligée de l’épouser quand il l’avait mise enceinte le jour de ses dix-huit ans, après l’avoir culbutée dans le coin d’une grange (les mauvaises langues disent de force). Cela faisait pas mal d’années de cela, mais personne n’avait oublié les yeux rouges de la pauvrette le jour du mariage, ni les larmes qu’elle versait parfois quand elle se croyait seule. Elle avait donné quatre enfants à son mari : trois fils, puis une fille. Il était assez surprenant d’ailleurs qu’elle n’en ait eu que quatre car son époux racontait partout qu’il était d’une vigueur incroyable. Le jour de la fête du village, par exemple, après avoir vidé pas mal de verres, il se vantait de son insatiable appétit sexuel et affirmait que s’il pouvait parfois rester abstinent un mois durant, il était tout aussi capable de faire l’amour quatre ou cinq fois par jour quand l’envie l’en prenait. Les gens l’écoutaient, opinaient du bonnet, pour ne pas le contrarier, mais au fond d’eux-mêmes ils savaient à quoi s’en tenir, à savoir que la pauvre Marie avait dû vivre un enfer à subir les assauts de cet homme brutal, en qui on ne voyait aucune compassion pour ses semblables.

Quant à ses fils, n’en parlons pas. Ils avaient été élevés à la dure, c’est le moins que l’on puisse dire. J’entends par là qu’ils avaient littéralement été roués de coups quand ils étaient enfants. Là aussi, il aurait fallu porter plainte, mais qui aurait osé ? Un jour pourtant, l’instituteur, n’y tenant plus, avait décidé de parler à Victor. Il était allé jusque chez lui mais n’avait même pas eu l’occasion d’entrer. L’autre l’avait repoussé si violemment sur le seuil même de la porte que le pauvre était tombé des quatre marches du perron et s’était cassé un bras. Ce soir-là, pendant qu’il était à l’hôpital pour se faire soigner, son logement de fonction avait mystérieusement pris feu. Les pompiers avaient trouvé près du poêle le bidon d’essence que l’enseignant laissait toujours au garage et qu’il destinait à sa voiture. Il y avait eu une enquête, bien entendu, mais les gendarmes avaient conclu à une négligence, même si l’instituteur n’arrêtait pas de dire à qui voulait l’entendre que jamais, au grand jamais, ce fichu bidon n’avait quitté le garage. Une fois l’année scolaire terminée, dégoûté, il demanda sa mutation et on ne le revit plus jamais.

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