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Fabrice Caravaca, La Falaise  par Isabelle Lévesque

Publié le 02 novembre 2014 par Angèle Paoli
Fabrice Caravaca, La Falaise,
Éditions Æncrages & Co, 2014.
Illustration de couverture d’Olivier Orus.


Lecture d’Isabelle Lévesque

La falaise. Le cheminement de l’homme qui rencontre la
falaise. L’homme ne fait pas demi-tour. Il reste possible de
longer longtemps la falaise.


Du général, se dresser et partir. La falaise : représentation d’une façade insurmontable et paradoxale, ascension ou chute ? Verticalité, en tout cas, pour « l’homme » qui parcourt les textes en prose de cet ensemble qualifié de « récit » en première de couverture.
Sur cet espace : la marche, mouvement du livre de Fabrice Caravaca et cœur de la perception du narrateur.
Qui est cet homme qui marche au bord de la falaise, découvrant la marche, ses pieds, le monde qui l’entoure ? Est-ce l’homme primitif, celui que le sculpteur Paul Dardé a représenté, observant le village des Eyzies depuis le bord de la falaise ? L’histoire a oublié le nom du premier qui se leva. Il dut regarder ses pieds avec étonnement. Et puis se demander que faire avec ses mains qui portaient sans doute jusqu’alors le même nom que ses pieds. On dit que la station debout, libérant les mains, permit le développement du cerveau de l’homme. Ainsi l’homme de Fabrice Caravaca s’interroge sur son corps de l’intérieur, sur ce qui l’entoure, sur ce qui se passerait si…
Et cette rivière qui coule au pied de la falaise qu’arpente l’homme du livre, est-ce la Vézère, la Dordogne ?... Mais non, elle n’a pas encore de nom, c’est la rivière et c’est l’homme. Les noms viendront plus tard.
Peut-être est-ce aussi cet Homme (avec majuscule) qui marche d’Alberto Giacometti, penché roidement en avant, dont les pieds si grands, épais et lourds ont tant de mal à se détacher du sol, et qui pourtant marche vers l’avenir.

L’homme qui marche voit de haut, de sa hauteur. Ses mains libres participent à l’exploration :

« Ainsi la main serait tout à la fois le pied et la tête. »

Si bien que le cheminement réel, l’avancée du marcheur, impose une lecture du monde où les oiseaux, par exemple, sont à portée de main, proches, ils déterminent la perception du paysage au point que le repère, la référence, ce n’est plus le marcheur mais le corps de l’oiseau saisi dans l’arrêt du mouvement après l’orage :

« Les cheveux de l’air trouvent l’odeur de l’oiseau mouillé. »

Deux règnes rapprochés, aviaire et humain, grâce à l’élévation. Comme les couleurs en ce ciel rapproché pour « de nouvelles propositions ». Les constructions syntaxiques portent ce déplacement du point de vue. Le dit du réel se double d’une parabole, par la réserve de sens que constitue la falaise (sa connotation de gouffre, le risque que le mot suggère). C’est « l’homme » encore ici concerné en ces courts textes individués qui suivent une trame cependant, celle du paysage soumis à l’altitude. Les présents, de ce fait perçus comme itératifs, semblent énoncer une loi propre à l’essence de la falaise. Les déterminants définis dominent (l’homme, la falaise, les couleurs) et confirment la valeur d’exemple de ce récit, mythe inventé d’une falaise à laquelle tout homme se confronte – ou qu’il refuse – autant que marche réelle d’un narrateur qui éprouve dans son corps l’avancée et la confrontation.
Le « panorama » à l’horizontalité proclamée n’exclut pas la plongée (chute) en soi, mimétique mouvement du dehors en l’homme imprimé. À l’extérieur, à l’intérieur : parallèlement le sens propre et le figuré. La comparaison d’ailleurs est une construction récurrente du texte (« comme un fruit bien trop mûr », « comme un cœur d’animal »…), sa force concrète supplée la difficulté de représenter le mouvement. On s’avance au bord, et la langue cerne le vertige qui pourrait faire reculer. Ce déplacement (avancée, perdition possible, repli, intériorité gagnée) se lit dans la phrase qui claque ou s’allonge :

« Tout l’intérieur de l’être ainsi parcouru dans l’ombre du ciel et aussi comme l’ombre révélatrice de l’être qui jusque-là avançait avec ses mains. »

Des adverbes structurant la marche à celui de manière qui s’efforce de rendre compte de la progression (lue dans le ciel), la phrase se développe, la proposition subordonnée précise l’état antérieur (intérieur aussi) du marcheur. Travail de langue où domine une alternance de phrases nominales, au début du texte en particulier, et l’amorce de périodes longues où le détail se loge dans les adverbes et les propositions subordonnées. Musique différente, le rythme change comme indicateur des tonalités à saisir.

L’homme qui marche doit faire l’expérience difficile du déséquilibre pour avancer. Lever un pied, c’est un risque inconnu des quadrupèdes. Mais, la marche devenue habitude, il n’y pense plus.
Ici le mouvement cherche à trouver le geste, à le renouer à des démarches antérieures, ancestrales mais pas seulement, qu’on pourrait atteindre ainsi :

« Et le prochain pas est toujours différent. Annonciateur d’un éventuel bouleversement, d’un morcellement de l’être entier dans la marche. »

Ce futur se lit dans les noms, il n’est pas prophétique mais gît sur la faille au bord de la falaise. Le sol en garde une empreinte – où retrouver le lexique du livre imprimé – la surface plane ainsi révèle « l’être tout entier ».
La falaise garde cette marche et la suite des jours :

« Au matin, la marche reprend contact avec les lumières. »

Amorce d’un verset biblique (mais il manque le premier, le deuxième jour…) et utilisation d’un présent d’éternité. Épopée de la falaise ou de la marche ? Saisir en ce topique ce que l’être aura appris, retenu :

« L’homme pendant qu’il regarde au-delà de la falaise a des pensées. Ou il croit comme on prie. »

Marche du « rêve », rappelé, cyclique, immobile. L’intériorité explorée, découverte, invite à la méditation. Les couleurs s’esquissent, grâce amorcée qui se fixe en l’être.
Cache-cache : les nuages, l’ombre et le narrateur, le rythme régulier rappelle le battement du cœur. La parole lyrique assume ses coupes nominales autant que son débordement syntaxique. La marche devient représentation mentale féconde, instrument de connaissance :

« Pure création de l’esprit et rêves se réalisant. »

Magie du poème se substituant à la marche réelle, restant lié à la figuration d’une falaise de l’origine autant qu’à celle de la destination de l’être ; le ciel en sa médiation verticale faisant passer d’un paysage, d’une couleur, à l’autre.
Compter les pas : impossible. Il faut envisager le bord de la falaise comme une frontière matérialisant l’arrêt, la marche intériorisée de celui qui par sa pensée enclenche le mouvement : elle est saisie d’une conscience. Deux bords de falaise rejoints en un pont miraculeux et l’être se trouve transformé de l’intérieur par son consentement à la marche – comme il respire.
La pluie fréquente est source de rites, elle invite à la danse (comme résultat, et non plus celle qui ferait venir l’eau), un prélude aux couleurs suivant les nuages présents ou poussés par le vent.

« L’homme » et « la falaise » initient tant de phrases du récit qu’une équivalence se pose, lien infaillible d’un lieu à celui qui fait plus que l’occuper. Le cadre vertical devient identité. Station debout ? pas seulement… Une avancée et la poussée verticale ou la chute. « Étoiles » suivies, pas à pas, bain d’étoiles en nuit noire, l’être nu dans l’eau ou l’air éprouve sa nature enfin révélée. Premier jour, premier homme, une constante réactivée, le poème la tente, intégrant la falaise et l’homme. Le pas n’est plus distinct du paysage, il fait corps :

« C’est toujours une nouvelle marche qui franchit de nouveaux territoires. Les empreintes des marches passées ne sont pas des empreintes mais appartiennent aux paysages. Elles sont inscrites dans la terre. »

Naissance de la sente sous les pieds du marcheur, bientôt sentier, plus tard chemin, peut-être. La marche modifie l’homme, mais le paysage aussi.
Aux présents succèdent des infinitifs intemporels : ils inscrivent le mouvement, le geste en la terre (manger, faire passer, réaliser, découper, écraser, nourrir). Les actes sont ritualisés et la couture devient invisible, elle disparaît. « L’homme », premier homme ou celui de ce jour et demain, les trois suivent ce chemin. Évoluent sans que le passage du temps efface ce qui fut. Reproduction et infime, changement de chaque avancée : rien ne se contredit, histoire et mémoire intègres. Cercle au bout – pas de migration :

« Soc précis de la charrue du corps. »

Soc et sillon, trace et falaise où sur le bord retourne en long. Son territoire. Ses pas graphient le sol : « [p]our permettre aux pieds l’envol et aussi bien l’élan », « dans l’écriture de sa marche ». Il ne retourne pas vers : il va, creuse sa boucle, danse sa ronde, son territoire :

« Il élabore des itinéraires qui lui font peindre sur le sol des sortes de cercles. Depuis le ciel ce doit être très beau. »

Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes

Falaise 2



FABRICE CARAVACA

FabriceCaravaca

Source

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions Æncrages & Co) la fiche de l’éditeur sur La Falaise

■ Autres notes de lecture (15) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes

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