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Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même par Marie-Hélène Prouteau

Publié le 01 décembre 2014 par Angèle Paoli
Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même,
éditions La Part Commune, 2014.


Lecture de Marie-Hélène Prouteau

« LA SECRÈTE POLYPHONIE DU RÉEL »

Ici même 1 est un recueil réalisé à quatre mains par le poète Pierre Tanguy et le plasticien Michel Remaud, et publié aux éditions La Part Commune. Ce n’est pas la première fois que cette maison d’édition associe deux artistes. Déjà, avec Tango-Monde, elle avait couronné le double travail du peintre Mariano Otero et du poète Jean-Louis Coatrieux.

Alain Kervern 2 nous éclaire dans la postface du recueil : cette forme d’association est celle du « haïga », genre traditionnel japonais qui combine des haïkus et des images autour d’une même réalité, sur un même support.

Dès la couverture, la tonalité si caractéristique de l’univers poétique de Pierre Tanguy est posée : la simplicité du titre, Ici même, saisit par son minimalisme. Pierre Tanguy, qui est l’auteur d’une œuvre poétique importante éditée en grande partie à la Part Commune, a écrit d’autres recueils de haïkus, Haïkus du chemin en Bretagne intérieure, Haïkus de sentier de montagne. La singularité de celui-ci est que la sensibilité du poète, qui capte si bien l’ordinaire de la vie, une marche face à la mer, le vélo dans les dunes de Bretagne, entre ici en connivence avec celle de Michel Remaud. Ce peintre non figuratif a réalisé d’autres livres d’art avec des poètes comme Gilles Baudry, Erwann Rougé, Gilles Plazy, Jean-Pierre Boulic, Alain Le Beuze, Daniel Kay… Voici ce qu’il écrit du livre d’artiste : « Objet précieux puisqu’il naît du partage et de la rencontre entre deux êtres, entre deux arts — un poète et un peintre ou un graveur, un photographe, un sculpteur, un musicien qui se trouvent, s’accordent et partent ensemble à la découverte de territoires intérieurs encore ignorés d’eux-mêmes pour lui donner naissance ». Double dynamique artistique, gage d’une créativité stimulante.

Le recueil est divisé en trois moments, « Sur la côte », « Dans les terres », « Au jardin ». Les lieux sont à peine localisés géographiquement, avec une imprécision voulue pour aller vers l’universel. Le lecteur assiste à un double mouvement dans l’espace et dans le temps : le poète se promène, hiver comme été, s’arrête pêcher sur la grève ou cueillir des mûres, progresse plus avant, de la mer vers ce jardin. À vélo, à pied, on le suit dans une chapelle dédiée à sainte Anne, on a froid sous l’averse de grêle, on entre dans un jardin de moines, on admire les mimosas, on s’arrête avec lui devant des giroflées qui lui font penser à sa mère qui les a plantées. Cette poésie de chaque instant est l’occasion de déambulations dans les lieux et en soi-même. Bien sûr, il y a l’attrait des lieux, la fontaine aux fougères, un calvaire, une statue de granit « qui chevauche un cerf », les oies sauvages sur l’estran, le moulin à blé noir, les rochers à marée basse. Mais tout est intériorisé dans ce paysage mental qui, pour les deux artistes, est celui de la Bretagne qui les a vus naître et où ils demeurent.

Ce va-et-vient entre la traversée des saisons, le passage du temps et le déplacement spatial produit une écriture du tressaillement tendre :

« J’entends mon pas
qui pèse sur le sable
au soleil couchant »

Ce poème en trois vers qui pointent en bas de la page blanche suffit à dire un coucher de soleil sur la plage, à nous mettre de plain-pied avec la nature. En vis-à-vis, les taches de couleur rouge zébrées de traits noirs de Michel Remaud effleurent à peine la surface, aérées, prêtes à rejoindre la blancheur du papier. Ce qui frappe, c’est combien l’un avec les mots, l’autre avec les esquisses de couleurs au milieu du blanc parviennent à laisser passer la respiration des choses. Le jeu entre le vide et le plein, entre les mots et le silence, entre les couleurs prend ici une forme très originale.

Plus loin, à portée de minuscule émotion, c’est la vie des disparus avec ses souvenances tristes et tendres. Proximité parfaite des deux sensibilités : sur la page en regard, Michel Remaud use de chromatismes sombres illuminés de quelques touches claires. Les deux artistes nous font entrer dans le silence d’une petite église près du cimetière. Silence et profondeur d’une révélation essentielle, sans pathos et qui nous touche tous :

« Sur la tombe de mon père
les chrysanthèmes renversés
averses d’automne »

« Flamme des vitraux
les statues dorment
dans les coins sombres »

Ce à quoi nous invite Pierre Tanguy, c’est à reconnaître la richesse du tout petit dans la nature, les myosotis couchés par la pluie, la fuite de deux renards, le rire des oiseaux de mer, la première violette, les gerbes de mimosa, richesse inséparable de la beauté du quotidien. L’émotion n’a pas besoin d’être dite, on la sent, orchestrée en secret dans le moindre détail :

« Dans leurs kayaks multicolores
des petits enfants
lumineux »

Pour le lecteur, soudain avec les adjectifs « multicolores » et « lumineux », le monde a mis sa livrée de gaieté.

Au contraire, le jardin délaissé autour de la maison vide des parents nous fait comprendre la disparition, suggérée en creux. Comme toujours dans la poésie de Pierre Tanguy, les lieux, les objets disent autre chose qu’eux-mêmes. Le « je » se tient en lisière, dans un quasi-effacement. Non par esprit de sacrifice mais parce qu’il ne s’éprouve que comme un élément de la nature, à sa place dans l’ensemble du vivant.

Ces instantanés qu’on croirait dits dans un souffle dessinent une sagesse de l’instant : au cœur est le sentiment aigu que la vie est là, sous nos yeux. À nous de l’accueillir, d’apprendre à la regarder, dans ce tout-venant de sensations et d’émotions. Dans les vers de Pierre Tanguy quelque chose de fluide et de vibrant affleure. Le nombre de verbes de mouvement est frappant (« bondit », « s’égaillent », « s’agite » « s’esquivent ») et dit ces présences démultipliées au monde.

Ailleurs, autre tonalité en sourdine : des intervalles de silence et de tranquillité font contraste. Tout prend sens différemment. À l’opposé du dérisoire de nos vies pressées, on est saisi par la simplicité et l’évidence :

« Ici l’après-midi
beaucoup de vieux
pour regarder les vagues »

« La pointe rouge
du premier bouton de camélia
me rassure »

En écho sur l’autre page, montant de l’espace et du vide, la fête du rouge et du noir illumine la peinture de Michel Remaud et nous enchante.

La peinture ici n’est pas une décoration. Pas plus que le haïku n’est concession à une mode de l’exotisme facile. Une vigueur émue se dégage de cette collecte d’instants précieux, ancrée dans ce double rapport sensitif au monde.

Écoutons ce que dit François Cheng des artistes chinois de l’époque Song : le poète et le peintre sont une seule force dévoilant « la secrète polyphonie du réel ». C’est l’impression que nous laissent Pierre Tanguy et Michel Remaud dans ce beau livre.

Marie-Hélène Prouteau
D.R. Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes


_______________________________
1. Un « livre d’artiste » tiré à six exemplaires a d’abord été réalisé (2013) avant cette publication à La Part Commune.
2. Alain Kervern est ancien enseignant de japonais à l’Université de Bretagne occidentale. Auteur de plusieurs livres de haïkus, il est le traducteur du Grand Almanach poétique japonais (5 vol., 1988-1994) aux Éditions Folle Avoine.

Tanguy Ici même



■ Voir aussi ▼

le site « Michel Remaud, artiste peintre »



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