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Emmanuel Merle, Le Chien de Goya par Angèle Paoli

Publié le 15 décembre 2014 par Angèle Paoli
Emmanuel Merle, Le Chien de Goya,
Éditions Encre et lumière,
30260 Cannes-et-Clairan, 2014.


Lecture d’Angèle Paoli


« LA COULEUR SE FAIT ENTENDRE… SOUS L’ARCHET »

« la couleur se fait entendre

un chien, aussi bien une âme
sous l’archet. »

Lumière du jaune tirant sur l’orangé, noir de l’encre qui étire sa vague sur la première et la quatrième de couverture, pages brunes ou ocres dans les « cahiers cousus manuellement », les Éditions Encre et lumière ont choisi une gamme de couleurs qui s’accorde avec celle de l’énigmatique peinture de l’artiste espagnol Francisco de Goya, Un chien. À l’intérieur du recueil d’Emmanuel Merle — Le Chien de Goya —, les poèmes s’insèrent dans un nuancier chromatique où alternent gris et jaune moucheté. Parfois, la vague noire envahit le bas de la page, sur le fil du massicot. Le poète a choisi, pour réaliser ce recueil, un artisan imprimeur typographe. L’éditeur Jean-Claude Bernard. L’ouvrage est d’emblée perçu comme un livre d’artiste que l’on prend un réel plaisir à tenir entre les mains, à feuilleter dans son mystère, comme le font les enfants d’un livre d’images. « Curiosité » aussi à interroger le livre, comme le poète interroge la peinture de Goya, et comme, à son tour, nous interroge la célèbre toile du maître espagnol. Interrogations en miroir. Mises en abyme et croisée des regards.

Comment, derrière le poète et après lui, mettre des mots sur Le Chien de Goya ? Quels mots par-dessus les mots d’Emmanuel Merle ? Mots-palimpsestes en surimpression sur les mots qu’ont inspiré au poète l’émergence interrogative de la tête du chien de Goya, au-dessus de la césure ondulatoire qui sépare la surface brune inférieure de la toile du grand pan supérieur de muraille jaune  ; traces de couleurs du Chien de la « Maison du Sourd ».

Emmanuel Merle semble s’être insinué dans les interstices de la peinture, soucieux de lui faire rendre parole. Sans doute le cri suspendu du « Chien » de Goya taraude-t-il le poète de manière profonde, douloureuse, empathique, quasi existentielle. Sans doute cette peinture étrange, détachée de son mur d’origine pour rejoindre le musée du Prado, l’obsède-t-elle dans son cheminement de poète, dans le double questionnement de lui-même et de l’œuvre, et le conduit-elle dans la résolution finale du poème, serrée dans cinq vers :

« Simple comme la nuit,
sans mots,
le chien de Goya
seul regard humain
sur les murs de la maison du sourd. »

Surdité intérieure profonde irréversible que celle de Goya, mais qui n’empêche nullement le peintre de donner à son chien le « seul regard humain » lisible sur les murs de la « la Quinta del Sordo », maison de campagne du peintre. Ce regard que lui-même a peut-être perdu. Le « corps inaudible » du peintre est-il devenu aveugle face à l’humaine condition ?

Sans doute la part de surdité de silence de noirceur que porte en elle cette huile sur plâtre, transférée sur toile, interroge-t-elle la part de surdité de noirceur de silence qui gît en chacun de nous ? Chaque poème du Chien de Goya ouvre un espace ayant trait à l’histoire picturale de ce perro en même temps qu’il questionne l’énigme qui se dégage de la toile. Ainsi, tout au long de ce parcours poétique, le poète s’attache-t-il par l’écriture à réveiller ce mort qu’est le Chien de Goya, à lui restituer, le temps des vingt-trois poèmes qu’il lui consacre, la parole confisquée, à interrompre le suspens d’un cri qui n’a pas atteint son maître, celui-là même qui l’en a frappé parce qu’il est lui-même frappé d’une surdité irréversible.

« Ne plus entendre — le son est noir —
le cri du chien, c’est renoncer
à prononcer l’espoir. »

écrit le poète dans les premiers vers du recueil.

Renoncer / prononcer. Il y a dans la proximité étymologique des deux verbes une annonce implicite du poète : rendre au « chien de Goya » une once d’espoir. Et au-delà peut-être, un désir de renouer avec la vie, même si la vie que lui a insufflée son maître est entourée de noirceur. Cette noirceur qui imprègne la série des Peintures noires réalisée entre 1819 et 1823. Cette même noirceur que l’on retrouve sur le mur peint a secco où Goya a cloué son chien, parmi les

« mots difformes qu’un sourd
a jeté comme des crachats

des mots de brute. »

Sombre destinée que celle de ce chien « sans-destin ». Mais est-ce bien un chien, celui dont seule émerge —  « corps interdit »  — sur la ligne diagonale qui cisaille le mur, une tête ; museau pointu levé vers ? Vers quoi vers qui ? N’est-ce pas plutôt une idée de chien, synecdoque qui prend en charge à elle seule la totalité de l’image qui affuble le chien de son nom ? Ou bien, trahi par « la plaie ocre et épaisse » de ses babines est-il le porteur d’une rage insondable qui affecte les hommes ?

Muré dans son silence de chien comme l’est son maître dans sa surdité à toute chose, le chien de Goya suit l’homme dans sa tombe. Mais ce chien qui n’en finit plus de sombrer dans les eaux qui l’emportent, le poète — Orphée-christophore — le prend en charge dans son regard de compassion et sous ses mots. L’alliance d’accents lyriques et de vocabulaire familier rend compte dans ces vers de la colère du poète. De sa révolte :

« Ô rivière,
je me nomme Orphée, et c’est ma tête
de chien caillassé
que tu roules sans fin.

Manzanares tu es presque noire. »

Saisi par le rien qui sourd de la couleur de la peinture — ce « rien noir et mouvant » au-dessus duquel se dessine la tête du chien —, le poète interroge l’univers du peintre. Et le peintre lui-même. Goya « peintre de chasse, comme on le dit d’un chien ». Que cherche-t-il à dire avec ce chien qui tend la tête hors de l’eau ? Et le chien, que chasse-t-il — « oiseaux interdits »— sur le mur qui le fige ? Le peintre entend-il que

« le corps se débat,
le cœur bat,
l’œil. »

Tout, dans l’univers où le maître espagnol a enfermé le chien, est relié à la boue au sang à la violence à la ténèbre à la mort. Ce qui « pleut » sur ce mur c’est « une boue d’origine / le pan d’un rideau sale.  »

« Ce qui est peint c’est la confusion
du monde quand il se décroche,
l’ombre dépasse et boit le jour,

elle sourd du mur comme
une terrible écaille. »

Peut-être la déchirure qui lacère le mur est-elle celle des flots du fleuve — Manzanares — dans lesquels le peintre — condamné à la plus noire des solitudes — se noie, entraînant dans le désastre de son enlisement celui du chien qu’il a créé pour subir le même sort que lui.

« Qui ouvrira le cri de celui qui
ne peut articuler pourquoi ? »

Le poète est-il celui qui délivrera le chien du suspens de son cri ?

Univers absurde et noir que celui de Goya, univers fallacieux aussi qui se joue des couleurs :

« On croirait que le soleil a trahi,
que la promesse de vie qu’abritait
la couleur irradie de la douleur
du feu le plus brûlant. »

De « c » à « d », la couleur engendre la douleur faisant des ors et des bruns les
« Rideaux sonores d’un déluge intérieur.  »

« Leçon d’un théâtre sans paroles », la peinture de Goya continue de hanter le poète — et le lecteur — qui cherche, au-delà de la nuit du chien, à saisir le mystère d’un monde impénétrable. À trouver la voie de sa « musique intérieure ». Seule la poésie peut tenir cette promesse et parvenir à pareille magie. Ainsi le poète et le peintre peuvent-ils enfin se rejoindre, dans cet espace indéfinissable où la couleur et les mots échappent à l’intelligible, là où

« la couleur se fait entendre,

un chien, aussi bien une âme
sous l’archet. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Emmanuel Merle, Le chien de Goya



EMMANUEL MERLE

Vignette Emmanuel Merle


■ Emmanuel Merle
sur Terres de femmes

Amère Indienne
[Cape Cod]
Ici en exil (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ [Tout est matière, sauf ma décision] (extrait de Olan)
→ [Une promesse, dis-tu]
→ Emmanuel Merle & Thierry Renard | La Chance d’un autre jour, Conversation (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ Emmanuel Merle & Thierry Renard | [Jour de pluie ici aussi]

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Emmanuel Merle
→ (sur arald.org) un entretien avec Emmanuel Merle. Un entretien réalisé par Yann Nicol [PDF]




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