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Madassa de Michel Séonnet

Publié le 10 janvier 2015 par Pestoune
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Madassa

Madassa ne savait ni lire ni écrire.

Madassa avait l’âge qu’ont les enfants

quand ils savent lire et écrire

mais Madassa ne savait ni lire ni écrire.

Dans la tête de Madassa

il n’y avait pas de place pour les mots.

Dans la tête de Madassa

il y avait une peur toute noire,

avec des bruits de guerre,

et des morts, beaucoup de morts.

Dans la tête de Madassa

il y avait une colère rouge,

avec des « Pourquoi ? Pourquoi ? »

comme des griffes qui faisaient mal.

Dans la tête de Madassa il y avait un brouillard

de tristesse si épais, qu’il n’arrivait plus

à se souvenir du visage de son frère et de sa sœur

qui avaient disparu personne ne savait où.

Certains jours, dans la tête de Madassa,

il y avait aussi la faim qui lui remontait du ventre.

Le noir de la peur, les griffes

de la colère, le brouillard de tristesse

– et certains jours la faim – prenaient

toute la place dans la tête de Madassa.

Il n’y avait plus de place pour les mots.

La maîtresse ne savait pas quoi faire

pour aider Madassa. Quand elle avait

du temps, elle lui lisait les histoires

qu’il ne pouvait lire tout seul.

L’histoire du Petit Poucet

qui avait si peur dans la forêt

– et la peur du Petit Poucet

se promenait dans la tête de Madassa.

L’histoire du Grand Crieur

qui était toujours en colère

– et la colère du Grand Crieur

était une colère dans la tête

de Madassa.

L’histoire de la Petite Marchande

d’allumettes – et la tristesse

de la Petite Marchande pleurait

dans la tête de Madassa.

La maîtresse racontait aussi

l’histoire de Pierrot-la-Lune

qui voulait fleurir toute la terre

avec des plumes d’oiseau

– et les plumes dansaient

dans la tête de Madassa.

Dans la tête de Madassa,

la peur du Petit Poucet laissait

des mots pour dire la peur.

La colère du Grand Trieur laissait

des mots pour dire la colère.

La tristesse de la Petite Marchande

laissait des mots pour dire la tristesse.

La danse des mots de Pierrot-la-Lune

laissait des mots qui donnaient

envie de danser.

Un matin, les mots qui s’agitaient si fort

dans la tête de Madassa ne voulurent pas

y rester. Madassa prit un cahier, un stylo,

et un peu maladroitement, comme un enfant

qui apprend à marcher, il écrivit :

Madassa peur

Madassa colère

Madassa tristesse

Madassa dans les herbes

Madassa dans le vent

Madassa dans l’eau

Madassa gris noir bleu

Madassa rouge jaune noir

Madassa gris jaune vert

Madassa coq tigre

Madassa soleil

— Un poème ! — dit la maîtresse. — Tu as écrit un poème !

C’était donc ça, écrire !

Prendre des mots dans des histoires

et en faire les mots de Madassa.

Il fallait lire beaucoup d’histoires

pour avoir beaucoup de mots.

Madassa se mit à lire.

Et à écrire, encore.

Plus il lisait, plus il écrivait.

Plus il écrivait, plus il avait envie de lire.

Ronde sans fin.

Madassa, qui ne savait ni lire ni écrire,

Remplissait maintenant des cahiers

Et des cahiers.

Un jour peut-être, à son tour,

Il en ferait un livre.

Madassa écrivain.

Michel Séonnet

Madassa

Paris, Ed. Sarcabane, 2003

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