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« Charlie » et moi. Chapitre 1 : 1996, « La foi déplace les charters »

Publié le 17 janvier 2015 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Chères lectrices, chers lecteurs, les quelques textes que vous allez pouvoir découvrir à partir d’aujourd’hui vont vous raconter l’histoire d’une relation. Parler d’une histoire d’amour serait exagéré : il s’agit bien de l’histoire d’une simple relation, mais pas de n’importe quelle relation puisqu’il s’agit de la relation qu’un jeune homme à peu près normal (bien que légèrement dérangé, pour être franc) a nouée avec un journal ; non, plus qu’un journal : un état d’esprit. Un état d’esprit très particulier que l’on pourrait résumer à une sorte d’anti-unanimisme, un refus de penser là où on nous dit de penser, un parti pris de tourner systématiquement en dérision tout ce qui est a priori respectable. Ne voyez dans cette démarche aucune prétention de ma part : tout au plus est-elle thérapeutique puisque j’attends d’elle qu’elle m’aide à faire mon deuil de ces hommes qui furent mes maîtres à déconner; j’espère aussi pouvoir remettre les pendules à l’heure après avoir vu le slogan « Je suis Charlie » fleurir un peu partout : n’allez pas vous imaginer que je désapprouve le fait que des citoyens de tous milieux sociaux, de toutes origines géographiques et de toutes opinions politiques et religieuses se soient spontanément mobilisés pour défendre le droit, la justice et la liberté contre l’intolérance et le fanatisme : mais tous ces hommes et toutes ces femmes n’aimaient pas forcément Charlie Hebdo et Hara-Kiri, alors je pense que le mordu que je suis est fondé à essayer de rappeler de quoi Charlie était le nom… Bon, assez causé, commençons par le commencement.

Nous sommes en IV avant l’an MM, toute la France est occupée par l’union RPR-UDF. Toute ? Non ! Quelque part en Armorique, une petite famille peuplée d’irréductibles gauchos résiste encore et toujours à l’envahisseur. C’est dans cette petite famille que le fils aîné, celui qui est tombé dans la marmite de BD quand il était petit, va faire une découverte qui va marquer toute sa vie. Ce fils aîné, c’était moi, je pense que vous l’aviez compris : j’avais sept-huit ans et déjà à l’époque, j’avais dit adieu à l’innocence à la suite de trois grands traumatismes ; tout d’abord, j’avais vu les Guignols de Canal+ annoncer l’élection de Jacques Chirac (déjà une grosse déception, en tant que telle, pour ma famille) avec la fameuse séquence où le nouveau président, sous l’effet de l’euphorie, devient fou furieux à en laisser son visage se déformer de mille manières. J’avoue qu’étant petit, j’avais toujours eu très peur du guignol de Chirac : sa grosse voix, son profil de requin, ses oreilles pointues et surtout son caractère imprévisible me terrorisaient ; c’est vous dire si, quand on me dit que les Guignols auraient aidé Chirac en le rendant sympathique, j’ai un peu de mal à l’avaler ! Il n’empêche que j’ai boudé les marionnettes de Canal pendant plus d’un an rien qu’à cause de ça ! Les deux autres grands traumatismes, je les dois à l’école : j’étais en CM1 et, pour la première fois, je me suis retrouvé face à une institutrice qui, de toute évidence, ne m’aimait pas, deuxième traumatisme ; j’étais pourtant bon élève, je l’ai toujours été, mais voilà, elle ne m’aimait pas, j’avais même cru comprendre qu’elle avait un préjugé envers les garçons (je vous laisse en conclure ce que vous voulez). Elle ne m’aimait pas et ça tombait bien, c’était réciproque : elle répétait sans arrêt les mêmes phrases sur un ton très sec, presque militaire et avait réussi à me les rendre insupportables ; mes « camarades » s’en sont vite aperçus et c’est pour ça qu’un jour, deux garçons de ma classe, démesurément grands pour leur âge, m’on littéralement assailli en me hurlant dans les oreilles les gimmicks horripilants de mon institutrice : pour la première fois de ma vie, des individus de ma génération étaient agressifs à mon égard sans raison valable (si tant est, bien sûr, qu’on puisse assigner une raison valable à l’agressivité) et ce n’était, hélas que la première fois d’une longue série qui a duré six bonnes années. Troisième traumatisme.

Bref, je n’étais déjà plus tout à fait l’enfant qui, faute d’être insouciant, ne se posait que peu de questions : les circonstances m’avaient fait entrer prématurément, contraint et forcé, dans le monde hostile des adultes. C’est dans ce contexte qu’un jour, je découvre dans la maison paternelle un journal dont je n’avais encore jamais vu un seul numéro. Qui l’avait acheté ? Mon père, ma mère ? Un tiers le leur avait-il donné ? Du diable si je m’en souviens. Une chose est cependant certaine : ça ne pouvait pas ne pas me marquer. Déjà, le titre : Charlie hebdo ! Drôle de titre, quand même ! Qui est ce « Charlie » en question ? Et « Hebdo », qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que je savais déjà que c’était le diminutif d’« hebdomadaire » ? Pas sûr ! Est-ce que je savais déjà ce que signifiait « hebdomadaire » ? Pas sûr non plus ! Et la couverture elle-même ? Un dessin plutôt bizarre : un gros pépère avec des sourcils broussailleux et un gros nez replié sur une mâchoire biscornue qui n’en finissait pas. C’était bien dessiné, d’accord, mais c’était quand même une tête bizarre ! Bizarre aussi le costume du mec, qui avait les mains jointes sur sa chemise noire avec une croix blanche au revers ! Quoi ? Un curé ? C’est quoi, ça, un curé ? Ah oui, je vois : Maman m’a parfois parlé des curés, il parait que ce sont des types qui disent des bêtises aux gens ! Moi, je vois pas quel intérêt ils peuvent y trouver, mais c’est leur problème, j’ai déjà assez de soucis comme ça à l’école ! Et c’est vrai qu’il dit n’importe quoi, ce curé : « La foi déplace les charters » ! Ça ne veut rien dire ! C’est quoi, déjà la foi ? Et un charter, c’est quoi ? J’ai bien essayé de demander à Maman ce que c’est que la foi, mais elle m’a répondu « c’est des bêtises » ! J’ai préféré ne pas chercher à en savoir plus, je n’ai même pas posé la question pour les charters. Bref, la couverture était incompréhensible mais, au-dessus du titre, en revanche, je lisais une annonce que je comprenais à peu près : « Touchez pas à TF1, patrimoine de la connerie hexagonale ! » « Patrimoine » ? « Hexagonale » ? Encore des mots compliqués ! Mais TF1, ça, je sais ce que c’est, c’est la chaîne de télé que mon papy et ma mamie regardent quand je suis chez eux ; avec mes parents, on ne la regarde presque jamais, on préfère la Trois ou Canal+. Mais pourquoi « connerie » ? Je décide de tourner les pages pour en savoir plus.

Au fil des pages, j’avise deux styles de dessins qui me sont familiers : le premier, il fait des espèces de gribouillis à la va-vite, il se foule pas des masses ! Mais lui, au moins, je le connais, c’est pas comme celui qui a fait la couverture (Riss ? C’est qui ça ?) : il s’appelle Wolinski et mes parents ont un gros bouquin avec plein de dessins de lui, ça s’appelle « Ah, la crise ! ». Je l’ai parfois feuilleté en cachette, mais je ne comprenais absolument rien : de quoi il parlait ? C’était quoi, le sujet ? Et pourquoi les dames faisaient tous ces trucs bizarres avec les messieurs ? Mystère… L’autre, je connais mieux : il s’appelle Cabu, c’est le dessinateur du Grand Duduche, le grand dadais qui fait plein de bêtises dans son lycée ; je connais parce que mes parents en ont un petit bouquin et parce que Dédé, le copain de mes parents, achète Le canard enchaîné, mais je ne comprends pas tout à ses dessins, même si je trouve qu’il fait des têtes rigolotes aux gens. Ah ben justement, dans les pages qui parlent de TF1, on voit un gars qui revient souvent dans les dessin de Cabu, une espèce de gros pépère avec une moustache et une tête méchante,et il râle, le gros pépère ; de toute façon, on dirait qu’il ne sait faire que ça, râler, il est toujours de mauvaise humeur, il ne fait que rouspéter ! Là, il râle parce qu’il paraît que TF1 ca changer, alors il dit « Ah non ! Si on nous change TF1, on va être obligé de refaire notre intérieur » ou un truc comme ça. Ben dis donc ! Je sais qu’on peut aimer une chaîne de télé, mais quand même, à ce point ! Non seulement il est méchant mais il n’est pas très intelligent ! Juste à côté de ce dessin, il y en a un autre, encore de ce Riss, et là, je comprends tout de suite : il dit « Claire Chazal va être remplacée par l’extraterrestre de Roswell ! » Alors là, oui, c’est rigolo ! Le journal présenté par un extraterrestre, ça, alors, c’est drôle ! C’est d’ailleurs un des seuls trucs que j’ai compris dans ce journal bizarre que j’ai fini, comme d’ailleurs à peu près tous ceux qu’achetaient mes parents, par découper pour agrandir ma petite collection de bandes dessinées publiées dans les journaux (jetée aux oubliettes depuis longtemps, hélas). Pourtant, j’avais déjà le net sentiment que ce n’était pas un journal tout à fait comme les autres, celui que je venais de découvrir : la preuve, c’est que je m’en souviens encore presque vingt ans après !

À suivre…

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