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Alan Beffroi #6

Publié le 26 janvier 2015 par Yannbourven
Dans un parc truffé de clo/clandos, Percy s’essaie à la renaissance. Il emprunte des chemins de bris de verre, souffle sur des murs gris écroulés, crache par terre en réclamant sa mère, regarde autour de lui ces ombres qui filent, fantômes perdus entre deux mondes qui le frôlent, qui grimpent dans les arbres-moignons mitraillés de banches métalliques, ces hommes de la nuit sont des spectres transis dont les yeux noirs tressaillent sous la Lune qui semble bouder les mésaventures de ces enfants du Mal-être et de la Fugue. Pour le petit ce ne sont que des monstres, des animaux voûtés vomissant des ordures ménagères, des êtres tremblants pourchassés par la Sainte Flibanque. Le jour se lève, il n’a dormi que deux ou trois heures, une vieille Rom lui a prêté une couverture, mais au réveil il est frigorifié, des flics ont vidé le parc, les vraies gens, ceux qui s’endettent et consomment tout en payant leurs impôts sans faire de vagues, ceux qui rêvent d’encore plus de sécurité, ceux qui promènent leurs enfants vaccinés, ceux qui violent cette planète de toute leur satanée force en attendant de crever, ont remplacé les êtres convulsifs de la Réalité-nuit. Alors il s’en va, il erre près de la station Stalingrad, les adultes en colère se ruent dans les bouches de métro, journée de travail, début d’une nouvelle semaine inutile, machine qu’il faut faire tourner, à tout prix, le petit Percy dans les rouages, silencieux, il aimerait tant retrouver la nuit, et cette Lune qui l’obsède, il doit avancer, s’éloigner du soleil, continuer encore, pour ne plus s’arrêter de marcher il suffirait de ne plus songer à l’Homme penché, mais c’est trop dur, surtout que ces hommes-ci, ceux de la rue, lui ressemblent tous étrangement. Six années en reclus, Percy se murait, il se rendait à l’école primaire mais il ne parlait pas, ne participait pas, ne jouait pas, son institutrice disait de lui qu’il était trop rêveur,  perpétuellement dans la lune, elle ne croyait pas si bien dire… Tandis que la Mère, belle et veuve, s’enfonçait dans les eaux noires de la vie folle, se noyait dans l’alcool et la cocaïne, l’Homme Penché n’était que son dealer au départ, mais elle s’est laissée prendre au jeu, il fallait qu’elle se défonce, encore plus, 60 euros le gramme, 180 euros par jour, plus les moyens, elle accepta donc de coucher avec l’Homme Penché, régulièrement, elle se faisait prendre sur la table de la cuisine (parfois Percy les surprenait) et puis l’Homme Penché se retirait et lui laissait trois grammes sur la table. Et Percy, ces années à essayer de grandir, à essayer de prendre soin de sa mère, son petit corps a dû en faire des allers retours entre naissance et mort, zoom vieillesse-jeunesse, il a certainement vu l’avenir se dérober, les derniers jours de l’humanité, le monde d’après comme on dit, mais à cet instant précis, tout se stabilise dans un désordre vicieux mis en place par la Sainte Flibanque : on l’a enfin plongé dans le présent ! Percy y est, tout est à découvrir, partir, s’éloigner du soleil. 
21 mars, le printemps est là, dans quelques mois ce soleil terrifiant frappera plus fort, les journées seront plus longues, les adultes seront plus fous, et la Lune avorteuse se fera plus rare. Il suit la ligne 2, remonte le boulevard. Vers la Chapelle il observe les vendeurs à la sauvette, puis dans un square il aperçoit deux rats qui se battent sous un landau vide, des gens font la queue devant le théâtre des Bouffes du Nord, un Indien engueule copieusement sa femme devant un restaurant bondé, il parle vite, c’est une langue bizarre, se dit Percy, qui manque de se faire renverser par un scooter sur le passage clouté de la rue Marx Dormoy, il traverse, remonte, s’arrête sur le pont, observe un long moment les trains à grande vitesse, où vont-ils, qui sont ces gens qui partent… Il s’assoit sur le trottoir et il s’endort… Des rêves le tiraillent, il s’agite, les passants ne s’arrêtent pas pour le réveiller, Percy danse sous la Lune, sa mère se roule dans le sable en hurlant de douleur, ses poignets s’ouvrent, deux couteaux sont projetés vers la Lune, l’Homme Penché s’arrache la pomme d’Adam puis se dirige vers la Mère, il la déshabille, et la baise contre un tronc roux, son cou vomit des tombereaux d’insultes tandis qu’il pleut des bouteilles vides sur une foule de personnages colorés, la Mère veut s’échapper mais l’Homme penché l’en empêche, il la frappe à grands coups de pied, Percy veut la secourir, mais la Lune avorteuse dit : ne t’approche pas des adultes, petit, ne fais plus un geste, observe-toi dans ce ruisseau, tu verras l’avenir filer entre les carpes mortes, alors Percy ne bouge pas, sa mère est battue, hurlant, l’Homme Penché sort sa grosse queue, se l’arrache, et l’enfonce dans la gorge de la Mère qui commence à étouffer, et qui semble rire en même temps, l’Homme Penché se dirige vers Percy, qui reste paralysé, il l’attrape et le secoue, Percy a la tête qui tourne, il vomit, alors la Lune avorteuse s’éteint. Noir complet. Un deux trois Lune ! L’Homme Penché hurle, lumière ! Lumière ! La Lune se rallume, l’Homme Penché est étendu dans le sable, tout à fait mort, Percy sourit, la Mère est sauvée mais elle ne peut plus prononcer un mot, muette à jamais, une grosse queue coincée au fond de sa gorge pour l’éternité, elle s’approche de son enfant, lui caresse le visage, ses grands yeux verts absents lui disent ne t’en fais pas mon Percy, ton avenir est radieux, tu voyageras par-delà les barres d’immeubles et les océans, tu seras heureux mon enfant, tu seras heureux…

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