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Mémoire vive (73)

Publié le 08 février 2015 par Jlk

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À la Désirade, ce dimanche 18 janvier. – Dix jours après les « événements », les médias et les politiques français associés parlent tous de « tirer les leçons » de ceux-là, et chacun y va de son train de « mesures urgentes » évidemment opposées mais sur une ligne rhétorique comparable. Ainsi découvre-t-on, à la UNE de l’hebdo de gauche Marianne, le titre Méfions-nous du bal des faux-culs, alors que la UNE de l’hebdo de droite Valeurs actuelles désigneLa Tyrannie des tartufes. Rien à voir avec Tartuffe, évidemment, qui avait deux « f » et figurait le bigot souverainiste avant la lettre…   

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En octobre 1553, Michel Servet fut brûlé vif à Genève, convaincu d’hérésie par le réformateur-ayatollah Jean Calvin. Or Sébastien Castellion, autre réformateur entré en conflit avec Calvin sur la question du droit à entretenir une opinion personnelle, écrira dans son Traité des hérétiques :    « Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine,ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle »…

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Dans la suite romanesque  des Misérables, Victor Hugo consacre 14 chapitres très documentés à la bataille deWaterloo, avec des pages relevant du cinéma à grand spectacle en 3D, pour aboutir à ce qui éclairera le lecteur sur l’abjection de Thénardier, repéré dans la racaille des pilleurs de cadavres.

« Toute armée a une queue, écrit Hugo, et c’est là qu’il faut accuser. Des êtres chauve-souris, mi-partis brigands et valets, toute les espèces de vespertillo qu’engendre ce crépuscule qu’on appelle la guerre », etc.

Avec le cinéma et d’autres adaptations au music-hall, cet incroyable roman fourre-tout que représente Les Misérables a été réduit à une espèce de feuilleton mélo aux figures stéréotypées, dont l’épilogue a été complètement falsifié par un Robert Hossein, comme l’a montré Guillemin en son temps. Le même intraitable démystificateur a rétabli la vérité sur la haute spiritualité du vieux rebelle passé de la droite à la gauche, souvent occultée ou tenue pour peu de chose par les esprits secs de son temps, bons cathos compris, myopes par snobisme de classe comme Châteaubriand ou pratiquant un total déni à l’instar de Sainte-Beuve…

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Cézanne ne s’intéressait qu’à l’Objet. Pareil pour Céline et le Van Gogh des vieux souliers-soleils. Ce que j’essaie de suggérer à un jeune ami en veine d’écriture vraie : qu’il n’y a que la Chaise. Qu’un texte se travaille comme une Chaise, quitte à monter ensuite dessus pour se montrer. Mais la Chaise d’abord : la qualité artisanale de l’objet bien fabriqué et les finitions artistes - le supplément d’âme de la Chaise.

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Génie du portrait, quand Victor Hugo décrit la Thénardier, « produit de la greffe d’une donzelle sur une poissarde ». Et plus précisément : « Quand on l’entendait parler,on disait : c’est un gendarme ; quand on la regardait boire, on disait : c’est un charretier ; quand on la voyait manier Cosette, on disait : c’est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent »

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À propos de l’art du portrait, le peintre Francis Bacon parle de « la flaque » d’une personne, qu’il s’efforce de saisir et de restituer, entendant par là le vrai visage-synthèse, le visage « sous le visage » ou le visage recomposé dans sa totalité de sourires et de grimaces et d’expressions. Or ce qui me gêne chez Bacon est que la grimace convulsive tire vers l’expressionnisme maniéré de « la flaque », alors que son ami-ennemi Lucian Freud manque « la flaque » par excès de réalisme et que Picasso déconstruit à outrance.  Bref, on en revient aux vrais charnels visités par l’esprit : aux portraits de Munch et de Goya, de Soutine et de Rembrandt.

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Jules Renard en son réalisme terrien :« Si les hommes naissent égaux, le lendemain ils ne le sont plus.

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Une scène de Soumission est censée illustrer le fait que le protagoniste a complètement perdu le contact avec la réalité la plus immédiate quand il enjambe, comme si de rien n’était,  le cadavre de la caissière de la boutique d’aire d’autoroute qui vient d’être attaquée, avant de montrer la même indifférence totale à l’égard de deux Maghrébins trucidés un peu plus loin.

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Cela pourrait être très fort, comme dans American Psycho de Bret Easton Ellis, quand on comprend, à d’imperceptibles indices, que la violence insensée d’une scène de massacre n’a de réalité que dans le psychisme taré de Pat Bateman, mais chez Houellebecq cela tombe à plat.

Peut-être est-ce qu’à vouloir toujours jouer au plus fin, avec son sourire futé, le romancier manque de l’humilité et du feeling médiumnique, devant la réalité, et des moyens physiques et poétiques de la re-créer, comme Simenon y parvient à tout coup.  

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Le hasard m’a fait tomber, tout à l’heure, sur un florilège d’hommages à Staline réuni par la revue Commentaire en 1979, où figure notamment un texte d’Aragon publié dans les Lettres françaises en février 1953, donc un mois avant la mort du tyran que le poète appelle successivement « l’homme en qui les peuples sur la terre placent l’espoir suprême de la paix »,  le Père universel « à qui les mères serrant contre elles le tremblant avenir font appel, pour que leurs enfants vivent », « le plus grand philosophe de tous les temps » et « celui qui proclama l’homme comme le souci central des hommes ». 

On m’objectera qu’Aragon, idiot utile du communisme, n’était pas LE véritable Aragon, d’abord et surtout poète. Ce que prouve en effet (!!!) cette ode publiée en mars 1954 dans les Cahiers du communisne :

Ô Grand Staline, ô chef des peuples

Toi qui fais naître l’homme

Toi qui fécondes la terre

Toi qui rajeunis les siècles

Toi qui fait fleurir le printemps

Toi qui fais vibrer les cordes musicales

Toi splendeur de mon printemps, toi

Soleil reflété par les milliers de cœurs.  

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Sous la plume de Gilles Kepel, pourtant éminent connaisseur du monde arabo-musulman, je lis (sur une pleine page de L’Obs) ceci d’assez éberluant à propos de Soumission : « Pour tisser cette œuvre où le comique désopilant (sic) tutoie la tragédie (re-sic), Houellebecq a faufilé la matière textuelle disponible en ligne sur la fachosphère identitaire et les salafosphère ou frérosphère islamistes : les mots sont exacts – si la mise en scène est de fiction. C’est la fable de notre temps où Mme Le Pen caracole en tête et où Daech recrute par centaine nos adolescents sur internet ». 

On croit rêver ! Est-il possible que nous ayons lu le même livre ? Où Gilles Kepel a-t-il trouvé, dans Soumission, la « matière textuelle » disponible en ligne sur la« fachosphère » et la « salafosphère » ? 

Il est vrai que le protagoniste se branle un peu en surfant sur Youporn, mais à part ça ? Où sont les salafistes connectés et les identitaires dans les observations directes du romancier ? 

C’est au contraire cette matière« textuelle » autant que factuelle (Marine Le Pen n’y apparaît qu’en bref débat télévisé et Daech semble avoir disparu en 2022) qu’on espérait en effet que le romancier brassât, mais Gilles Kepel semble se faire son roman à lui, non sans tirer sa dernière cartouche sur l’ambulance de l’Université française…   


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