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Anne Malaprade, Lettres au corps par Angèle Paoli

Publié le 20 février 2015 par Angèle Paoli

DANS LA "CHAMBRE D'ÉCRITURE" D'ANNE MALAPRADE

L ettres plurielles pour un corps singulier. Lettres au corps. L'énigme du titre happe l'attention. Quel être au corps ? Pour quel alphabet ? Ce corps unique est-il celui de l'écriture ? Corps qui lie Anne Malaprade, l'épistolière de cet ouvrage, et son auteur, à l'écriture des autres ; non pas tous les autres mais quelques-uns ; qu'elle fréquente et qu'elle aime - corps et mots. Corps des mots.

Lettres. Adressées à. Quoi ? Qui ? Depuis quelle temporalité ? Il faut chercher jouer le jeu, tenter de deviner sous les indices ou derrière. Admettre de se tromper de ne pas trouver. S'essayer à. Décrypter, pour le plaisir de déchiffrer. De cerner les rouages. De livrer un diagnostic. Qu'est-ce qui meut Anne Malaprade ?

Lettres au corps. Sept lettres sans destinataire apparent. Singulières. Énigmatiques. Hors normes. En jouant sur les invariants formels de l'art épistolaire, Anne Malaprade déconcerte. Adresse, espace-temps, énonciation, signature du scripteur. Tous les codes sont décalés - non sans un certain humour - et s'offrent au plaisir du déchiffrage. Détournement d'un genre pour aller au-delà. À la recherche de l'écriture. D'une écriture.

Ainsi de la première lettre, adresse et final :

" Paris, présent continu / À l'inconnue, dans l'accord au nom des choses et relations, [...] Chère inconnue, j'ai promis d'écrire la nécessité en toutes lettres. "

Au-delà du jeu épistolaire, ces lettres sont bien autre chose. Fondatrices d'une écriture qui s'affirme dans ses choix. Lesquels vont aux écritures qui interrogent la " tentation de l'ordre ". Anne Malaprade aime que les textes qui la portent procèdent par écarts, distorsions, déhanchements. Qu'ils lui opposent une résistance. " Je choisis vos inventions inaccessibles ", écrit-elle dans Le mari amant, l'un des deux, ni un ni deux, trois ?

De ces résistances naît le désir du déchiffrage. Ainsi, dans l'excipit du recueil, " Pour ne jamais en finir ", Anne Malaprade met-elle l'accent sur cet exercice constant qu'elle pratique de longue date, révélant la méthodologie qui est la sienne :

" Non pas travailler, non pas jouer, mais déchiffrer, avec ce qu'il y a de rigueur mathématique et de décompte intérieur, avec ce qu'il faut d'abandon au sentiment et au sexe : ce qu'aucune chambre d'hôtel ne peut surprendre ni suspendre. "

Aborder le texte de l'autre comme l'on s'attarde à déchiffrer une partition. Dans la durée mais avec légèreté. " À peine accompagner. Essayer, reprendre, interrompre et passer outre. " Sans s'imposer. " Elle déchiffre et ne laisse pas de trace. " Plutôt s'attarder à découvrir, dans la ferveur et la lenteur, le plaisir que cet " envol " engendre. Déchiffrer, pour tenter de rendre au texte sa liberté première.

" Elle voudrait qu'un texte s'en prenne à l'espace et qu'il s'échappe par la fenêtre du dernier étage. "

Comment écrire, interroge Anne Malaprade ? Depuis où écrit-on ? Quel est le point de départ ? Cela dépend. Cela dépend des mots des autres et de ce qu'ils entraînent de résonance en elle, de décalage, de distorsions. En tant que lectrice d'abord, en tant qu'écrivain ensuite. Pour la destinataire dont il est question dans la lettre-aveu J'aime votre féminité salée, le départ de l'écriture est multiple ; foisonnant ; ouvert.

" Vous écrivez depuis le Sud [...] Vous écrivez depuis un féminin engagé par une maladie et son histoire [...] Vous écrivez depuis une famille et un nom [...] Vous écrivez depuis un alphabet que je redécouvre [...] Vous écrivez depuis des filles qui cherchent la femme [...] Vous écrivez depuis l'accident [...] Vous écrivez depuis la main ". Mais aussi : " Vous écrivez l'orpheline qui a trouvé la couleur du manque [...] Vous écrivez en névralgie, vous semez, vous déjouez. "

Que se passe-t-il ensuite ? Une fois décryptés les points d'ancrage de l'écriture de l'autre ? Une fois trouvés les angles d'appui ? Il s'ensuit un " renversement général ". Celui-là même qui fait conclure l'épistolière par une déclaration bouleversante :

" J'écris depuis la certitude de votre être ".

Le " renversement général " se poursuit. On en trouve la présence, ailleurs, dans la lettre à Dorothée.

" De Théodore à Dorothée, la bouche en hiver, février déporté | Vous seriez un don de Dieu ? "

À partir de cette interrogation court la question du pacte entre épistolière et destinataire. Anne Malaprade avoue :

" J'aime vos confidences qui renouvellent le pacte sans jamais l'énoncer ".

Première entorse. Premier renversement. Lequel se poursuit un peu plus loin et se déclare ouvertement :

" Ce matin vous relisant la lumière s'évapore. Vous contredisez l'hiver par des propositions : "nulle part". Tout se renverse, la part du nul, la catégorie du féminin, le genre et l'aube, l'indistinction des lieux. De vos livres une pensée blanche persiste à tenir et sous ce verbe je devine d'autres équations, des soulèvements, une rupture en fracas. Il nous reste à frapper le ciel, à attendre d'autres déluges... "

Ailleurs, dans la lettre adressée à Vous dont le prénom hésite, d'un masculin si féminin, l'épistolière conclut : " Je salue vos entorses de toute beauté. "

Quant au brouillage dans l'énonciation, il apparaît dès le texte d'ouverture : " L'être à l'importe quoi ". À travers les allitérations en " l ", souvent anaphoriques, se décline l'instabilité des pronoms personnels Il/Elle. Qui fusionnent en une entité nouvelle : Ilelle/Ellil. Avant de permettre au je " de s'introduire de manière insistante : " Je reviens... je reviens... je reviens... je reviens... je retourne... " ; puis de laisser la place à l'élision : " 'lle s'habille/'lle a résisté... "

Dans l'intervalle des vers de la " Lettre à l'importe quoi " se délie le poème. Il se dénoue, livrant dans les interstices ses questions sa temporalité son histoire ses souvenirs. Jusqu'à la conclusion :

" L'importe qui gît entre la sœur et le poème "

Autant de morceaux glanés çà et là au cours des lectures. Avec lesquels recomposer un puzzle qui révèle fractures et séismes. Et qui pourtant persiste à nourrir l'imaginaire de l'épistolière.

Ainsi lit-on dans la lettre à Dorothée (sixième lettre) :

" De vos lettres j'ai recouvert mes murs. L'une, démesurée, sur un papier délicatement cadré, expose une situation dans un paysage, une adresse dans un champ, une table de bois sur un mur blanc, un espace pour préparer le texte comme on cuisine les mains dans les épices. Toutes les odeurs dans le tissu des lettres, votre alphabet pour écharpe. "

D'où écrit-on ? Les Lettres au corps reviennent sans cesse sur cette question. De quel lieu, depuis quel moment, à partir de quel pronom, depuis quelle personne ?

" Depuis tout lieu pourvu qu'il soit de nuit, subjonctif imparfait, date précipitée "

ou bien

" Présent antérieur, janvier en chute libre, brouillard déguisant votre maigreur "

Le point de départ de l'écriture, comme les codes qui en sont le prétexte, est souvent distorsion par rapport à la norme. Entorses. Mais aussi, contournement des obstacles. Cela commence avec le " lire ".

" Lire à l'envers, depuis ce qui n'est pas dit, depuis votre tu. "

" Mettre à jour et au jour " les obstacles. Ainsi, dans la première lettre, la lettre À l'inconnue, l'aveu d'obstacles à surmonter s'énonce clairement :

" On m'a demandé d'écrire sur parce que je ne sais pas écrire "

ou encore :

" J'écris à côté, ne sachant départir le lieu des lectures de celui de leur réception. "

Il s'ensuit une déclinaison de possibles : Écrire sur | Écrire sous | Écrire à côté. Écrire en dessous.

" Elle écrivait : en dessous. Sous les mots d'autres mots dévorent les premiers. Vos mots disposent de cette grâce qui libère les jalousies autant que les envies. Je glisse dans vos mots, soufflée, essoufflée. "

De " Elle " à l'autre, homme ou femme, l'épistolière se glisse. Tâtonne. Entre dans le paysage. Cherche dans la " chambre d'écriture " de l'autre écrivain, la sienne propre, en écho. En dessous. Et, suivant son exemple, pose d'autres mots. Sous. Ainsi se composent des strates. Sous lesquelles ouvrir son propre chemin. " J'existe parce que je lis et lie ", affirme-t-elle dans " L'être à personne. "

Parfois, cet engagement est cruel. Se nourrissant des évocations de l'autre, la poète en adopte les monstres. Réveille - en l'autre ? en elle ? - des souffrances oubliées.

" Dans chacun de vos livres se glisse un souvenir, semblable à ce cauchemar par sa nécessité. Je glisse à nouveau sur la torture : violence à vomir ", confie Anne Malaprade dans Vous dont le prénom hésite, d'un masculin si féminin.

Les mots s'intercalent, qui prennent place dans un espace de partage. Dans ce tressage où se mêlent s'entrelacent allusions personnelles et images mentales, le drame émerge, rendu soudain visible par le dialogue que la poète instaure entre elle et l'autre. Quelque chose de poignant se dégage, qui avoue son impuissance et sa défaite. Qui bat en retraite. Et va jusqu'à l'aveu de la " stérilité " et du " désêtre " :

" Tu m'as demandé l'être et j'ai attendu entendu le désêtre : une vie de lectures qui ne sait que crier malmener les préfixes les enfants les souvenirs

d'entre les vivants ", écrit Anne Malaprade dans " L'être à personne ".

Quoi qu'il en soit, quel que soit le mode d'écriture et la lecture qui l'engendre, " lire lier la terre au corps " préexiste. Et si le " je " peut s'affirmer, c'est qu'il existe par les autres, par le bruit de leurs mots. Les mots des autres se cherchent du bout des lèvres avant d'exister pour soi. Cheminement dans le mystère et le silence. Temps suspendu.

" Contre tes livres contre tes lèvres m'endors. "

Avec Lettres au corps, Anne Malaprade donne à lire un texte d'une force bouleversante. Un grand texte. D'une beauté singulière.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Anne  Malaprade, Lettres au corps par Angèle Paoli

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