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La violence, non merci!

Publié le 23 février 2015 par Ctrltab

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J’écoute l’ascenseur qui monte. Vite, j’ôte mon pull et m’installe dans une position lascive, prête à l’accueillir, jambes ouvertes et bas résilles. Le canapé gris velours, disposé en L, est immense et fait le tour de la pièce, face à la cheminée centrale. Je m’y blottis. Ma peau se hérisse à son contact moelleux et doux. Je suis assez fière de ma mise en scène. Même si la couleur verdâtre des coussins accentue ma blancheur cadavérique. Misons sur la lumière de fin de journée pour apporter les notes chaleureuses qui pourraient manquer à mes quelques bouts de dentelle. La cabine vient de se stopper au dernier étage, directement dans l’appartement où il habite. Signature d’une architecture datée de l’époque où Sean Connery jouait encore James Bond. Bientôt, la grille va s’ouvrir et grincer et j’aurai ses deux yeux posés sur moi. Je l’attends quasi nue, offerte en lingerie fine. Je l’entends légèrement tousser, je reconnais son souffle, son timbre particulier. Bientôt il halètera au-dessus de moi et j’aspirerai sa sève et ses baisers.

Pour l’heure, j’ai la chair de poule. Il faut bien soigner son effet. Un pas, deux pas, trois pas, son logis est disposé en cercle autour de la cage centrale de l’ascenseur. Je pourrai alors nonchalamment tourner la tête et il sera là devant moi, le regard souffrant. J’aurais réussi l’échafaudage de ma machine désirante. (même dans l’érotisme, je reste farouchement deleuzienne).

C’est le moment. Je tourne mes yeux humides ourlés de faux cils vers la bête prête à me prendre. Un sac tombe. Devant moi, se dresse une jeune fille aux longs cheveux noirs. La belle a pris la place de la bête ! Merde, l’univers s’est trompé, il y a eu un mauvais tirage de dés ? Immédiatement, je vois tout ce qu’elle a et que je n’ai pas : vingt ans de moins, la fraîcheur, la rondeur, les dents blanches, la grâce. Elle ne dit rien, me fixe un instant. Elle a les clefs à la main, je n’ai jamais eu les clefs, c’est même la première fois que je viens ici. Dans l’autre main, elle a une pancarte, elle la pose. Je parviens rapidement à déchiffrer son inscription : « la violence, non merci ! » Pardon ? Je devrais lui sauter au cou, me défendre. Temps suspendu. Et puis, elle éclate de rire. Je me saisis prestement du dessus de lit péruvien posé artistiquement sur l’accoudoir pour cacher ma nudité et ma honte.

- Vous attendez Papa, j’imagine. Désolée, c’est moi, Emma.

Je ne réussis pas à répondre. Elle enchaîne comme pour me sauver d’un mutisme aggravé et me tend la main que je ne saisis pas :

- Emma, sa fille, enchantée.

Je balbutie mon nom : Sara. J’ajoute maladroitement : une amie. Elle relève à peine mon refus de contact et part dans la cuisine. Se faire un goûter ? Par pudeur ou par tact ? Est-elle habituée à trouver des femmes à poil tous les jours sur le canapé ? Je me rhabille. Elle me crie au loin :

- Je fais un thé, vous en voulez ? C’est du genmeicha, du thé vert soufflé. Il est très bon, c’est papa qui l’a ramené de son dernier séjour au Japon.

J’ai l’impression d’être en consultation, je viens de subir un scanner au rayon x et l’infirmière me demande si j’ai bien ma carte vitale. En plus, elle me prend pour une débile comme si je ne connaissais pas le genmeicha. J’arrache mes faux cils. Il faut que je m’arrache d’ici. Merde, j’ai laissé mon sac dans la cuisine. C’est un piège. Je suis obligée de passer par la case de l’ado avant de pouvoir filer. J’enfilerai mes chaussures plus tard, d’abord récupérer mes biens personnels.

Clic sonne la bouilloire. L’eau achève de bouillir. La petite fume nonchalamment à la fenêtre, accoudée au garde-fou. Elle a relevé ses cheveux dans un chignon retenu par un simple crayon, dévoilant une nuque fragile. Elle a tout bien préparé : la théière et deux petites tasses en terre cuite ainsi qu’une assiette avec des sucreries sont disposés sur la table. Elle se retourne vers moi. De plus près, il n’y a pas de doute : elle a les mêmes yeux que son père. Noirs, vifs. A ses côtés, j’ai l’impression de ressembler à une grosse vache laitière. Elle m’invite à m’asseoir et commence à servir. Je n’ai pas le courage de décliner, une tasse et je me casse ! Elle a encore les joues rosies par l’extérieur. Elle me scrute discrètement tout en babillant.

- J’étais à la manif. C’était ma première fois. C’est classe. De se sentir un avec le groupe. J’espère que ça aura des retombées. Je suis montée sur les épaules d’un pote, je crois qu’un journaliste m’a prise en photo. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas un chocolat ?

Je ne sais pas de quelle manif elle parle et de toute façon, je m’en fous.

- Non, non, c’est bon. Je ne vais pas tarder.

- Vous devriez goûter. C’est papa qui les a ramenés de son dernier séjour à Londres. Mark et Spencer j’adore !

- Enfin, c’est normal, on est chez lui, non ? Il doit bien acheter quelque part toutes ces choses.

Elle minaude, remarque à peine mon haussement de ton et attrape du bout des ongles multicolores et rongés une des petites truffes et la gobe. Je relance la conversation comme pour m’excuser.

- La pancarte, c’est vous qui l’avez faite ?

- Ouah, elle est géniale, non ! Je trouve que la politesse est une arme puissante.

Je rougis. Etait-ce une manière aimable de m’insulter en m’offrant cérémonieusement le thé comme une vielle anglaise ?

- Au fait, papa est sorti ?

Elle m’énerve.

- Non, je l’ai ligoté à son lit dans la chambre. Il est puni.

Elle réagit à peine, une trace de poudre chocolatée orne ses lèvres.

- Vraiment ?

- Non, il est descendu acheter des clopes.

En fait, on n’avait plus de préservatif mais je commence à en avoir assez de rendre des comptes à cette pimbêche de 15 ans. Elle pouffe de rire :

- Ah oui, celle-là, on l’a tous eue. On ne sait alors jamais quand il revient ! Et encore s’il revient…


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