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Chronique de la vie au travail #3 : « Il faut que l’école s’adapte à la réalité du public »

Publié le 19 janvier 2015 par Marguerite Petrovna @chatmarguerite
Chronique de la vie au travail #3 : « Il faut que l’école s’adapte à la réalité du public »

Hier soir, mercredi donc, j’arrive à peine dans mon salon que le téléphone se met à sonner. Difficile de l’attraper : je sors de deux heures d’entraînement poussif sur un mur d’escalade à Nijni-Novgorod et j’ai les avant-bras en compote. Je décroche tout juste à temps pour entendre mon interlocutrice s’énerver.C’est la mère d’un jeune homme à qui on m’a recommandée pour des cours particuliers.Elle souhaiterait que son fils soit un peu coaché avant son bac de français. Non pas qu’il ait du mal, ça non, mais son prof est bizarre, « il veut que les élèves apprennent par cœur et surtout pas qu’ils essayent de comprendre ! »Ah tiens, une mère qui voudrait que son enfant comprenne quelque chose. C’est une première, ça me change de Saint-Ouen (banlieue de Moscou spécialisée dans le commerce d’antiquités).« Vous savez, pour moi l’essentiel, c’est que mon fils apprenne à penser par lui-même et sache moduler ses compétences en fonction du contexte. »Fort bien.« Mais vous savez, il n’est pas très lecteur… »Ah ?« Il ne lit que des livres politiques et des essais. Pas de romans, rien à faire. »Cet échange peut paraître assez banal, et on pourrait juger que cette dame a assez bien compris ce que l’école, puis le monde d’un travail attendent d’un jeune ayant achevé ses études secondaires. Une chose me chiffonne tout de même.Ce jeune homme étudie et habite dans une ville résidentielle huppée des Hauts-de-Seine, a des loisirs culturels, prépare le concours d’entrée des IEP pendant les vacances d’hiver et coûte quelques centaines d’euros à sa mère en cours particuliers tous les mois.Je doute fort qu’il ait besoin de moi pour réussir son parcours et devenir un citoyen adulte, réfléchi et potentiellement employable. (Mais comme je suis fauchée je m’en fiche : j’accepte)Pendant qu’il progresse dans ses études et dans ses projets, 80% des lycéens végètent dans des classes où on l’on a désormais admis qu’ils n’auraient plus aucune maîtrise du français écrit.Et ils vont y végéter longtemps : tous ces bacheliers des cuvées 2015, 2016, 2017 iront peupler les facultés où ils n’apprendront pas plus à lire ni à penser. C’est qu’à 18 ou 20 ans, il est un peu tard pour se mettre à bouquiner. Ils décrocheront donc une vague licence, et prendront conscience, à 22 ans, qu’ils ont étudié si longtemps pour, au fond, pas grand-chose. Je voudrais vraiment savoir comment nous parvenons, avec une ingéniosité et un acharnement tels, à produire des générations qui étudient de plus en plus longtemps, pour en savoir de moins en moins. Et à vrai dire, c’est le moindre mal. Tout le monde n’est pas voué à lire des pavés pendant ses soirées solitaires. Mais pourquoi diantre former jusqu’à l’âge adulte des jeunes qui, en plus de ne pas maîtriser l’orthographe à l’issue de leur licence de lettres, n’ont de toute façon aucune chance de trouver un travail convenable ?Comme cette question me hante depuis un moment, j’ai lu l’ouvrage de Marie Duru-Bellat, L’inflation scolaire, que mon libraire avait mis en vitrine. Comme moi, cette personne, sociologue de son état, s’alarme que de plus en plus de jeunes sortent de l’Université sans avoir pour autant de chances accrues de trouver un emploi.

« Alors que le bac offrait, en 1967, une chance sur deux de s’insérer comme cadre ou profession intermédiaire, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cette frontière se déplace vers le premier cycle universitaire, et l’on aura bientôt, à ce niveau, une chance sur deux de s’insérer comme ouvrier ou employé. » (L’inflation scolaire, p.26)Si je comprends bien, on laisse, ou plutôt on pousse, on encourage, des étudiants ayant déjà décroché un baccalauréat totalement démonétisé à passer aussi une licence totalement démonétisée, pour qu’ils aient la satisfaction profonde de décrocher un emploi indexé sur le niveau BEPC.Le tout grâce aux finances de leurs parents qui doivent les subventionner jusqu’à 21, 22, 25 ans parfois.Pendant ce temps – toujours selon Mme Duru-Bellat – les jeunes des classes supérieures, qui ont bien compris qu’il fallait éviter les lycées moyens et les études universitaires dévalorisées, développent des stratégies de contournement : grandes écoles, études à l’étranger, multiplication des titres et des compétences. Et curieusement, on retrouve fort peu de mes élèves dans ces cursus exigeants et rémunérateurs.Mais tout ceci n’a au fond aucune importance, puisque l’ordre des choses est respecté. Ceux qui savent lire lisent, ceux qui ne savent pas, eh bien, dorment au fond de la classe. « Mais ce n’est pas de leur faute ! c’est générationnel. Les élèves ne lisent plus, mais ils ont d’autres compétences ! Et ils finiront bien par l’avoir, leur licence, vous verrez. »Et Monsieur l’Inspecteur pourra continuer à nous expliquer qu’il n’est plus nécessaire que les élèves prennent des notes. Ça les fatigue sans doute.Dommage : parce que la vie, c’est fatigant, justement.

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