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Contes pour Salilus – Le téléphone (fin)

Publié le 26 juin 2015 par Stella

Téléphone (fin)

Il s'était écoulé des mois et des saisons, puis des années. Norman s'était adapté à l'étrange situation de sa petite planète, qu'il avait peu à peu arpentée en tous sens. Elle était de plus en plus belle et de plus en plus sauvage. La nature avait évidemment repris ses droits, et même grignotés ceux des autres, ces êtres vivants qui avaient eu l'étrange idée de disparaître, lui laissant (enfin... auraient dit les écologistes du XXIème siècle) le champ libre.

Mais l'homme est ainsi fait qu'il lui faut un objectif. Un but, fut-il illusoire et vain. Norman ne dérogea pas à cette règle : il eut besoin d'un projet. Sa solitude absolue fit germer en son esprit une idée : il était tout bonnement impossible que, dans ce vaste monde, il soit absolument l'unique être vivant. Parce qu'il n'expliquait pas, scientifiquement, sa présence au monde, il conclut très logiquement qu'il devait y avoir d'autres de ses semblables, quelque part. Certes, il avait voyagé sans jamais rencontrer personne, mais les rencontres ne se réduisent pas à la géographie. Elles impliquent aussi le temps et ces mille et un facteurs dans lesquels certains reconnaissent la main de la Providence : il fallait être là, au bon endroit et au bon moment. Norman avait donc fort bien pu manquer un ou une de ses contemporains alors même qu'il se trouvait dans sa proximité.

Mais comment faire. L'ubiquité n'ayant pas été créée en compensation de la disparition globale de l'humanité, Norman se sentait impuissant. Jusqu'à ce qu'il découvre qu'il restait, parmi les vestiges de la civilisation, un instrument qui revêtit brusquement pour lui un aspect extraordinaire : le téléphone. Merveilleuse invention, c'était plus que tout autre le moyen de liaison des hommes entre eux. Avec le téléphone venaient les annuaires...

Norman se choisit donc un bureau des plus confortables en haut d'une tour et, comme dans ce passé de plus en plus lointain où il vivait en compagnie de ses semblables, il s'y rendit tous les matins pour en ressortir tous les soirs après, huit heures durant, avoir appelé tous les numéros un par un en commençant par le premier en haut de la page. Bientôt, pour éviter la monotonie, il passa de la lettre A à la lettre K, puis prit les pages à rebours. Il notait sa progression, faisait des tableaux et des statistiques. De temps à autre, il partait "en mission" à la recherche d'autres annuaires, toujours plus lointains.

La musique que constituait la sonnerie d'un téléphone résonnait dans une maison vide, proche ou lointaine, dans un appartement désert ou dans une boutique abandonnée revêtit bientôt pour lui une certaine forme de quotidien. Un présent connu qui agissait comme un opium, l'empêchait de réfléchir et de sombrer dans la dépression. Comme un naufragé sur une île déserte, qui règle ses journées sur des tâches qui n'ont d'autre objectif que de le maintenir en vie, physiquement et surtout moralement, Norman avançait dans l'existence.

Mais Robinson lui-même n'avait pu avoir cette force d'âme. Il avait glissé dans la soue et s'y serait noyé si n'était arrivé Vendredi.

Point de soue pour Norman, qui vivait en ville.

Vint alors le désespoir.

Le désespoir n'est pas l'absence d'espoir, il est la fin de l'espérance. Il est un étau qui vous serre le coeur à l'étouffer. Un manteau de coton qui vous entoure et vous prive d'oxygène, un matelas qui filtre les sons, les images et bientôt obscurcit tout.

Il y eut une nuit et il y eut un jour. Il y eut encore une nuit et lorsque vint le jour, Norman prit son envol. Du haut de la plus haute tour, une de celles qui chatouille les étoiles et tutoie le soleil, il s'élança. Comme cette feuille d'automne dont il fredonnait la chanson, il descendit en planant dans l'air doux d'un printemps. Poussière infime dans l'immensité d'un univers qui se redessinait seul, il s'était volontairement expulsé de ce paradis qui avait pris pour lui les oripeaux de l'enfer.

C'est alors que la Fatalité, impitoyable et ricanante sous son masque de satan, fit à Norman une dernière grimace : comme son corps tombait le long de la façade lisse et froide de verre et d'acier, il entendit brusquement, déchirant le silence froissé de l'air autour de lui, la sonnerie stridulante d'un téléphone.


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