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Septembre 1972 | Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien

Publié le 25 septembre 2015 par Angèle Paoli

J e vais vous dire, moi, ce qui est contre nature, après quoi je vous laisserai aller vous faire foutre : c'est la mort des hommes abattus dans la rue comme des chiens dans des pays de paix. Mais, ignorants de ce que vous ratez, vous n'irez pas vous faire foutre, la rétention de pouvoir et d'argent est votre seul carburant, et votre seule largesse l'usage de votre force.
Nous sommes rentrés de Pologne en septembre 1972, et jusqu'en 1974, jusqu'au jour où sur le pont de Billancourt j'ai compris comment je serais moi, où se trouvait ma place, je n'ai rien fait d'autre qu'attendre. L'ordre des mondes m'était encore opaque. Une sorte de stupeur frappait les parents les amis les voisins depuis que l'assassinat de Pierre Overney, vingt-sept ans comme un chien aux portes de Billancourt par le vigile armé d'une entreprise d'État, avait placé l'ensemble du mouvement qu'il formaient, dans les rues les usines les ateliers les foyers les bidonvilles, au bord de la question vers où tout les menait, les raisonnements l'action les forces en présence la rage l'étouffement le passé la persistance de cadres anciens ne découpant plus rien des horizons nouveaux, la question que partout de diverses manières s'est posée en même temps la jeunesse de l'Europe, celle de la lutte armée. Ça ne veut pas rien dire. Quelle que soit la manière dont elle y répondit, par la négative en France, par l'affirmative en Allemagne et en Italie, ce ne fut pas une lubie, le caprice d'une poignée de baby-boomers gâtés, isolés, exaltés, mais un fait politique indéniable, meurtrier, qui impliqua des milliers de personnes et laissa une empreinte que l'on décèle encore aisément çà et là dans les divers héritages, souvent impensés, ou pas encore, qu'il a laissés. Moi qui l'ai vécu de biais, les bras ballants, mais qui m'y suis frotté assez pour qu'il me forme, je ne peux pas, de là où m'a conduit la suite de l'histoire, me contenter de ce que l'horrible recul la plupart du temps donne à voir : des chiffres, des analyses, des jugements rampants dans les articles ou les livres d'histoire, de sociologie politique, et des souvenirs, des contradictions, des jugements encore tranchants du côté des acteurs, des témoins, qui ont décidé de laisser des traces de leur passage dans ce sillon écumant de rage. Rien ne me dégoûte comme le voile d'ironie qu'on jette sur ces années, l'entourloupe politique, morale, intellectuelle qui les transforme en une espèce de comédie dont l'esprit français aurait évité qu'elle ne dérapât dans le sang comme le firent nos voisins allemands et italiens, les premiers trop lourds, les seconds trop légers, conformément aux lieux communs des peuples de l'Europe, comédie qu'on aurait rapidement considérée avec recul, esprit critique, autodérision, une fois les esprits ressaisis et Mitterrand élu. Et rien ne me déprime comme le constat que ce sont bien souvent les acteurs mêmes de la période qui le tissent, c'est désormais de bon ton et ce n'est pas la forme de reddition la moins entière [...]
On a donc commencé par tout faire péter dans nos propres corps Martin et moi dès lors qu'on s'est trouvés, résolus à rejoindre la cohorte des " plus de 343 salopes ". Dans le circuit caché des économies libidinales masculines pédé, ou hétéro un peu aventureux ou carrément en manque, lâcher deux gazelles pas bêcheuses de dix-sept ans, l'une athlétique et blonde, l'autre un rien sèche et brune, c'est faire se lever le grand vent des bas-ventres, court-circuiter toutes les connexions avec le cerveau pensant, c'est faire parler la poudre hormonale qui ne demande qu'à exploser. On n'avait qu'à choisir, mais d'emblée Martin, toujours une longueur d'avance, a dit, On ne choisit pas chérie on prend ce qui vient ça va les achever. Pas bêcheuses je vous dis, en effet ça les rendait dingues tous ceux que d'ordinaire la jeunesse rejetait parce que trop efflanqué, pas assez bien monté, trop de ceci, pas assez de cela. Ca doublait les enjeux pour les autres, soudain tenus de partager s'ils voulaient en tâter. Je ne sais pas si vous vous rendez bien compte de ce que ça représente ce circuit-là, du potentiel explosif que ça renferme un homme déterminé à jouir, qui sent que son corps le lâchera s'il ne répond pas à l'appel, qu'il risque de se fendre, d'aller s'éparpiller sur les murs qu'il trouvera en chemin, que sa tête plus encore pareillement le lâchera parce que le risque de débord qui s'accumule en bas voilera le regard qu'il porte sur les choses. Sortir de soi un peu de foutre et ajourner le morcellement, éviter l'explosion, rester encore un peu au-dedans de soi-même, voilà l'enjeu qui les saisit et leur donne ces rythmes de bêtes encagées, ces allures de chevaux martelant de leurs fers le pavé gris des quais, ce n'est pas cher payé, ça tient à rien, un peu d'air tiède charriant une odeur de tilleul, la gazelle qui passe, bientôt se met à l'œuvre, apaise les tensions aveuglantes, et les flux incontrôlables qui les portent, les essorent et parfois les apaisent se calment, adoptent une nouvelle répartition, épousent d'autres contours, et la circulation reprend que tout, à tout moment, peut de nouveau bloquer. S'il n'y a plus de soutiers pour réguler tout ça, qui se joue dans la nuit et dans le grand silence des mots, pour cueillir ces jouissances qui déposent si souvent au bord de la souffrance et arrachent des râles qui évoquent la douleur bien plus que le plaisir, où donc iront ces forces qui ont maille à partir avec l'obscurité ?
Mathieu Riboulet, " II, Le sexe ça n'est pas séparé du monde. 1977 " in Entre les deux il n'y a rien, Éditions Verdier, 2015, pp. 77-80.
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