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Eloge du renoncement

Publié le 27 septembre 2015 par Sebastienjunca

Ne rien posséder, c’est le secret !

Seulement l’air qu’on respire. Une fois sur deux, le laisser s’enfuir.

Ne rien posséder que la seule vraie liberté de renoncer à toute forme de propriété. De celles qui nous enchaînent dans une suite sans fin de craintes, de tourments, de volonté de puissance et de domination sur les choses et le monde.

Ne rien posséder que par son seul regard sur le monde infini.

N’avoir pour soi que le seul plaisir de se laisser posséder par le monde lui-même.

Se départir de toute appartenance, de toute amitié, de tout amour même. À commencer par celui que l’on porte à sa propre personne.

Se départir pour mieux se retrouver au-delà de soi.

La possession, la propriété sont depuis la nuit des temps les poisons qui gangrènent l’humanité et le monde de manière générale. Dès que la beauté frappe nos yeux et notre cœur, le premier des réflexes est de la faire sienne. Réflexe enfantin par excellence ; réflexe primitif.

Posséder c’est fixer, immobiliser, pétrifier et enfin tuer.

Nous croyons, chaque fois que nous possédons un bien ou même un être vivant, ralentir un peu le cour du temps et jusqu’à l’immobiliser enfin. Pulsion de mort ! Car l’éternité ne s’attrape pas. Pas plus que la vie qui en est la partie visible.

L’éternité au contraire, il faut se laisser posséder par elle, comme par l’air qu’on respire, le paysage qui s’étend sous nos yeux ou la mélodie qui nous inonde.

C’est la vie qui nous possède. C’est l’univers qui nous contient et nous tient incrustés en lui comme de minuscules diamants dans la roche infinie d’une éternité sombre et froide.

Saisir la vie, c’est faire œuvre de mort. Le mouvement c’est la vie ; l’immobilité la mort.

Ne rien posséder c’est le secret.

Pas même son nom, ses souvenirs, ses rêves, ses visions, ses amis, ceux qu’on aime.

Ne rien posséder. Renoncer à tout en général ; à soi en particulier. Particulièrement à soi.

Renoncer au premier pas qu’on vient de faire pour en faire un second. C’est cela avancer.

Renoncer à l’air qu’on vient de respirer pour expirer, et exprimer la vie en soi ; la vie par soi.

Ainsi naît le mouvement. C’est cela vivre.

Partout, du plus proche au plus lointain, je ne vois que des ombres en quête de possessions.

Pendant ce temps on dépossède la Terre de sa force vitale.

Ne rien avoir c’est en vérité se laisser le loisir et l’opportunité de pouvoir être tout. Du fruit que l’on goutte à la fleur qu’on respire ; du baiser que l’on donne à la peau qu’on caresse et jusqu’au paysage, au chant des oiseaux ; du murmure des ruisseaux au silence des étoiles.

S’abandonner délicieusement au flux du temps qui passe. Ne rien vouloir retenir. Laisser passer la vie à travers soi comme un torrent frais et sauvage. Respirer le monde à pleins poumons. S’enivrer de tous ses parfums, de toutes ses lumières sans rien désirer de plus.

Se laisser aveugler par tant de beauté. Se laisser étourdir ; se laisser enivrer ; se laisser assourdir. Se livrer corps et âme à la beauté du monde.

La plupart des hommes ont peur du vide sous toutes ses formes. Alors chacun se lance dans une course éperdue à l’accumulation. On rempli sa maison, son garage, ses étagères, son agenda et son carnet d’adresses pour se donner le sentiment d’exister et de durer toujours tant qu’on aura des objets à ranger et des rendez-vous à honorer. On rempli indifféremment sa vie de tout ce qu’on peut trouver de possessions, de conquêtes – amoureuses, politiques, territoriales, industrielles ou simplement intellectuelles - d’amis, de rendez-vous, d’œuvres de bienfaisance et tant d’autres vanités qui nous confortent dans la certitude de vivre.

On s’invente une vie trépidante pour oublier qu’on meure et que c’est la vie qui nous tue. Mais c’est ce qui la rend plus vivante encore.

Posséder, c’est souffrir de toutes les manières possibles. Souffrir et faire souffrir.

C’est vouloir contenir, retenir, appartenir et tenir à part du monde les êtres comme les choses. Hors de l’immense flux de la vie qui ne tolère aucune barrière, aucune retenue, aucun lien, aucune amarre…

Bien au contraire, se laisser enlever par elle et emporter au plus loin que puisse nous projeter notre confiance en elle ; notre fidélité au monde.

Oublier son passé et jusqu’à son avenir.

Oublier qui l’on est et celui qu’on voulait être.

Se contenter d’être là

Sans exiger davantage de l’existence qu’un peu d’air pur

De la lumière

Et la beauté par-dessus tout

Pour se réchauffer des rigueurs de la mort

En attendant la vie.

Ne rien posséder, c’est ne rien avoir à désirer, ou si peu.

Ne rien avoir à conquérir, à requérir, à préserver, à protéger contre toutes les formes de ravages ou de convoitises.

Posséder c’est lutter sans cesse contre la vie elle-même qui se plait à tout changer, transformer, métamorphoser par le biais du temps et de la mort.

Sitôt une chose acquise, conquise, il nous faut redoubler d’efforts pour la conserver en l’état et se la conserver pour soi-même. Et pour enfin l’abandonner à la mort qui nous la ravira sans le moindre effort, à force de patience et de science avec toutes les autres choses accumulées nos vies durant.

Ne rien posséder c’est n’avoir rien à perdre ; pas plus le bleu du ciel que le bleu de tes yeux.

Ne rien posséder, ce n’est pas ne rien avoir. Seulement la certitude de ne rien conserver. Pas même le souvenir d’avoir été aimé ; d’avoir aimé ; d’avoir même vécu un jour, une heure, un souffle.

Ne rien posséder, ne rien revendiquer, c’est être libre. De cette liberté du vent, des étoiles ou des rivières. De la beauté des fleurs ou du chant des oiseaux.

C’est la seule liberté que de sentir et de se sentir appartenir au monde. Accepter d’être traversé, transpercé par ses forces infinies. Accepter d’être emporté où bon lui semblera et comme il lui plaira de nous donner à sentir sa force ; à éprouver sa puissance infinie.

Sentir. Ressentir. Serait-ce là la seule vérité ? Sentir et se sentir appartenir et participer non seulement à la vie ; mais plus encore, de la vie. Se sentir arraché au néant et soulevé de terre. Se sentir emporté, extirper des entrailles chaudes du monde et pour mieux y replonger reformé par la vie.

Se sentir délicieusement brûlé par le soleil, aveuglé par sa lumière, desséché par le vent et rincé par la pluie.

Se sentir vivre.

Se sentir ivre de vie ; libre de vivre et momentanément, sentir passer la vérité comme un éclair, un scintillement fugace à la surface du monde.

Nos sociétés dites développées car industrialisée et hyper technologiques nous font progressivement oublier les plaisirs les plus simples. « Qui ne se donne loisir d’avoir soif, écrivait Montaigne, ne saurait prendre plaisir à boire ». Cette maxime pourrait être pareillement déclinée de bien des manières et presque à tout propos :

Qui ne se donne loisir d’être seul, ne saurait prendre plaisir aux autres.

Qui ne se donne loisir d’une chaleur étouffante ne saurait prendre plaisir à la moindre brise.

Qui ne se donne loisir d’une journée de marche harassante ne saurait prendre plaisir à la plus inconfortable des chaises.

L’intensité de nos souffrances conditionne celle de nos plaisirs. Ce n’est pas une nouveauté. Bien au contraire, c’est une de ces vérités vieilles comme la pensée mais trop souvent négligées et oubliées comme les plus élémentaires de nos sensations.

Lassés pour la plupart d’entre nous par une indéniable aisance à évoluer au sein du réel, nous exigeons chaque jour davantage de sensations nouvelles et toujours plus intenses.

Plus de vitesse. Plus d’images. Plus de saveurs. Plus de lumières. Plus de couleurs. Plus de musique ou de bruit ; c’est selon…

La profusion des sources ; leur diversité exponentielle ont progressivement atténué, émoussé sinon atrophié l’attention que nous portions auparavant aux plus élémentaires de nos sensations. Le bonheur est un état d’esprit. Il est comme le plaisir que nous prenons à boire et qui n’a rien à voir avec la quantité d’eau ingurgitée. Il dépend de l’attention que nous prêtons aux plus légères, aux plus sensibles, aux plus délicates manifestations de la vie.

Pour qui sait encore regarder, une fleur peut susciter la même émotion que la Joconde, les Nymphéas ou Guernica. Il nous faut redéfinir le contour de nos sensations. Sentir à nouveau le vent, le soleil, la pluie…

Redevenir sensible aux expressions les plus simples, mais parmi les plus subtiles de la vie. à sa source ; là où commence son travail. C'est-à-dire dans les choses les plus insignifiantes mais les plus riches de sens.

Nous exigeons également toujours plus d’informations. Mais pour quelle connaissance ? Et quand bien même… davantage de connaissances des hommes, du monde ou de l’univers nous en donnent-elles pour autant une meilleure compréhension ?

Ne rien posséder, c’est ne pas se donner de limites. C’est êtres semblables aux dieux.

Le chasseur est le type même de personne qui ne sait pas regarder et saisir la beauté autrement que pour se l’approprier. Son geste est le même que celui qui consiste à cueillir une fleur tout simplement parce qu’elle est belle. Il cueille une vie ; mille vies ; leur coupe la tête et les met dans un vase pensant qu’il possèdera à jamais cette beauté qu’il a cru apercevoir mais qu’il n’a pas su voir.

Le chasseur vit dans cette perpétuelle illusion que la beauté s’arrête dans la forme des choses et des êtres. Il est de ces hommes de la surface et par définition sans profondeur. Il est de ceux qui pensent que s’approprier la forme – l’ombre, c’est posséder la beauté – la proie. Ce qui lui reste en fait, ce n’est que le souvenir accroché au mur d’une beauté fanée qu’il a fait disparaître en voulant la saisir.

Sa mémoire est un charnier. Ses souvenirs des fleurs séchées. Tous ses trophées sur les murs sont autant de témoignages de ces infructueuses tentatives à saisir la beauté qui n’est autre que la vie elle-même.

Aujourd’hui plus que jamais, la plupart des hommes sont des « chasseurs ». Sous prétexte de plus de beauté, d’améliorer le monde, ils s’approprient tout ce qui se présente à eux. Ils chassent, ils cueillent, ils prennent. Ils bâtissent, ils transforment, ils cultivent, ils élèvent. Faisant de la Terre un immense trophée accroché au mur de leur aveuglement et de leur impuissance.

Quel regret aura-t-on de quitter l’existence si nous ne possédons rien ?

Celui qui n’a rien part le cœur léger ; sans regret. Sans amertume. Les échecs, les difficultés de l’existence, les humiliations, les trahisons même sont autant de leçons qui nous apprennent à renoncer au monde dans ce qu’il a de plus superficiel.

La maladie. La déchéance du corps et de l’esprit dans la vieillesse sont autant de signes qui nous disent qu’il ne faut rien attendre d’un corps et d’une identité qui ne sont que transitoires. Il faut sa vie durant apprendre à s’en défaire. Quel regret aurons-nous de quitter un corps affaibli, enlaidi, meurtri, amoindri et incapable désormais de supporter son propre poids ?

Pareillement, au terme du chemin, les choses grandioses ou dérisoires accomplies dans l’existence n’auront pas plus de consistance que les rêves et les projets laissés en souffrance. Les uns se confondront avec les autres. Les souvenirs mêlés aux rêves et aux regrets dans un maelström d’images et de sensations vécues ou rêvées. Nul désormais ne saura dire lesquelles ont été plus réelles ; plus vivantes que les autres.

Vivre sa vie comme on regarde un paysage.

Se laisser pénétrer, posséder, traverser et emporter par la magie et la beauté du monde.

Vivre sa vie comme charrié dans le puissant courant d’un fleuve. Y faire des rencontres. Découvrir les paysages qui se succèdent sur chaque rive. Sentir cette incommensurable force nous porter et nous emporter on ne sait où.

Faire confiance. Toujours faire confiance à ce qui est plus grand que soi.

Parfois nager pour éviter des obstacles qui se présentent ou pour passer joyeusement d’une rive à l’autre et contempler tout en continuant de descendre le fleuve.

Mais jamais, ô grand jamais ne céder à la tentation de vouloir remonter le courant. Encore moins en prenant appui sur les autres et sur tous ces corps morts qui flottent à la surface. Dieu seul sait vers quel abîme ils s’en vont.

Ne rien forcer, ne rien contraindre.

Accepter l’essentiel de son destin.

Autrement dit, renoncer à lutter contre des forces contre lesquelles on ne peut rien.

Se sentir nu sur le dos de la terre qui nous porte comme le chameau porte le méhari à travers le désert de nuit parsemé d’étoiles comme autant d’oasis de lumière.

Se sentir là, accroché au dos du monde comme un petit animal fragile sur le dos de sa mère. Un monde qui nous supporte et nous emporte. Jusqu’à quelle infranchissable limite ? Nul ne sait de quel oasis demain sera fait.

Ce n’est pas nous qui possédons les choses. Ce sont les choses qui nous possèdent.

Or, c’est là que toutes les formes de crises, individuelles ou collectives, ont un rôle essentiel à jouer dans la survie des espèces biologiques ou technologiques. Elles obligent à se recentrer sur les fondamentaux. À revenir à l’essentiel : la légèreté du corps et de l’esprit ; une plasticité et une faculté d’adaptation à toute épreuve.

Une cabane au fond des bois est un outil de liberté des millions de fois plus efficace que n’importe quel palace de milliardaire. Vivre d’une eau de source et de l’air du temps.

Toujours cet insatiable besoin de mécanique. De bruits jetés avec force qui comme des pierres brisent la vitre de nos silences. Toujours cet insatiable besoin de polluer la paix, le calme, la tranquillité apaisante d’un après-midi d’été. La barbarie commence ici. C’est là qu’elle prend sa source comme un petit ruisseau fielleux. Nichée comme une petite bête inoffensive au creux du quotidien, dans le giron de notre égocentrisme et de nos petits plaisirs coupables.

Des bruits de moteurs à explosion, de mécanique, de thermodynamique et d’électroacoustique comme autant de barrières, de murs et de mondes entre soi et le silence ; entre soi et la nature ; entre soi et sa propre vérité ; entre soi et soi.

Qu’est-ce que ces gens viennent faire ici, dans un pareil endroit ? Ces iconoclastes. Ces barbares de la civilisation apportant avec eux tous les poisons que le progrès laisse échapper de sa plaie purulente. Que ne restent-ils dans leur monde de bruit et de fureur ?

Le calme est revenu.

La plainte des feuilles caressées par le vent.

Le chant des oiseaux que rien ne semble atteindre.

Le bruit étouffé des vaches en train de brouter juste de l’autre côté de la route.

Ces animaux sont d’une incroyable sagesse. Indifférents à tout ou presque.

Dans le lointain, le bruit persistant d’une tronçonneuse ; quelques automobiles de temps en temps comme pour dire que plus loin, la guerre continue. Cette guerre mécanique de colonisation et d’asservissement de la nature par l’homme. Cette guerre qui finira par tout emporter : les arbres, les oiseaux, les vaches et les mouches, le vent et les feuilles. Et le silence aussi. Et la lumière aussi.

Ce matin je regardais mes deux chats se courir après sur l’herbe brûlée de ce milieu de l’été.

Bonheur simple. Bonheur pur. Leçon de bonheur. Leçon de vie, d’amitié et de sagesse. À les voir ainsi, j’étais avec eux par la vue, par les sens. Je percevais cette excitation qui les traversait : la vie dans son plus simple appareil, quand rien ne fait obstacle. J’étais avec eux. J’étais un peu chat. Sans autre artifice que la simple sensation et l’amour que je leur porte pour me relier à eux. Pour être eux et heureux d’être eux.

Alors survint une intuition. Toutes les dimensions, tous les espaces, toutes les vies sont à conquérir. Non pas ; non plus à force d’artifices et de mécaniques grossières et plus complexes et brutales les unes que les autres. Non pas à force de force et de violence. Mais par la simple association du corps et du cœur. L’amour est la formulation physico-chimique de notre extension au monde. Aimer c’est s’oublier pour l’objet de son amour. Non pas de façon allégorique, romantique et sentimentale comme on le croit trop souvent, mais d’une manière tout a fait réelle et matérielle ; psychophysique. L’amour est l’outil parfait de notre appropriation du monde sans dégradation possible.

Quand je vois un paysage qui me touche, je suis déjà un peu ce paysage. à moins que ce ne soit ce paysage qui peu à peu se remplisse de moi. Une communication s’instaure, un échange, un langage. Une inversion d’identité ; transmutation ; transfiguration ; transsubstantiation. Une nouvelle dimension discrètement se superpose au monde jusque-là perçu ou aperçu.

Se vider de soi c’est se remplir du monde.

Le répit n’aura pas duré longtemps. Voilà les guerriers de retour sur leurs ignobles mécaniques. Les moteurs se taisent enfin. On se félicite. On se congratule. On se tape dans le dos. Fiers d’avoir fait une aussi splendide ballade si bucolique. Si romantique. Si… mécanique, bruyante et polluante. On braille, on crie, on rie très fort pour se prouver qu’on est vivant.

Ces gens-là aiment la nature comme le chasseur aime son gibier. La violence, quelle qu’elle soit est la seule manière qu’ils ont d’exprimer leurs sentiments. Posséder. Posséder à tout prix quitte à  abîmer, à détruire. Ils aiment la nature et la vie comme le mari violent aime sa femme. Ils la violent. Mais la nature, elle, ne crie jamais ; ne meure jamais. Elle souffre, c’est tout.

Ne rien posséder. Jamais.

Seulement s’offrir. Seulement souffrir.

C’est le secret.

Ma fin de vie, je l’imagine le plus souvent seul, entouré de bêtes et de souvenirs. Un chien, deux ou trois chats, autant de poules et la solitude comme seule maîtresse. Une cabane à l’orée d’un bois ; au bord d’un lac peut-être. Une seule pièce. Un poêle à bois. Des bougies. Beaucoup de bougies pour contenir un peu l’obscurité. L’empêcher de trop progresser. Qu’elle ne vienne pas trop vite. Des livres, beaucoup de livres aussi. Du moins les plus importants. Ceux qui tiennent vraiment compagnie ; avec lesquels on peut discuter. Ceux qui aident vraiment à vivre… et à mourir. Et puis un potager pour se nourrir un peu. Pour se nourrir de peu. Pour le reste, Dieu y pourvoira. Et puis tranquillement attendre la fin. Comme Robinson sur son île attend le navire qui enfin viendra le chercher et le ramener à la vraie vie.

Surtout se tenir loin. Loin de tout. Loin des autres. Tous ces fous, toute cette frénésie, tous ces bruits et cette fureur destructrice. Et puis écrire aussi sur son journal de bord. Ligne après ligne ; page après page amasser un trésor. Pas pour soi, mais pour les autres ; comme le naufragé avant de quitter son île laisse derrière lui les traces de son passage. Tout ce qu’il a pu construire, cultiver, défricher et comprendre un peu aussi. Tout ce qu’il a pu aussi amasser de beautés et de richesses. Laisser de la sorte derrière soi un trésor pour ceux qui, à leur tour, viendront peut-être s’échouer un jour, naufragés de la vie, naufragés volontaires jetés par la tempête d’une humanité prise de convulsions.

Ne pas résister. Se laisser faire et se laisser défaire par la vie, par la mort. La mort inévitable. La mort inéluctable, incontournable et donc nécessaire. Si elle est nécessaire elle est donc un bien. Elle est le bien suprême parce qu’elle est suprême nécessité.

Qui refuserait le plus grand des biens ?

Enfin, parvenu à un âge avancé, si Dieu, si la vie me prête vie, j’attendrai que mes derniers compagnons me quittent. J’embarquerai le dernier, comme il se doit, sur la goélette noire.

Partir enfin et faire confiance au capitaine.

Plus le temps passe, plus j’avance en âge et plus je me sens le désir de m’éloigner de mes semblables dont je me sens si dissemblable. Seule la nature m’inspire respect et amour, humilité, vertige, ivresse et désir de s’abandonner à elle. Je suis de plus en plus attentif et sensible à la moindre étincelle de vie qui vient à croiser ma route. Le moindre petit animal, le moindre petit souffle me semble digne de respect et mériter tous les égards.

Chaque jour, je me rends dans mon humble poulailler chercher mes deux ou trois œufs quotidiens. Je passe la main dans l’entrée jusque dans le creux de la paille où je vais à tâtons. Puis la magie s’opère. Mes doigts rencontrent une forme dure, lisse, douce et parfois chaude comme une caresse. Cet œuf c’est le monde en résumé. Une offrande, un miracle. Une preuve d’amour pour qui sait voir et sentir. Quand il est chaud, je porte l’œuf à ma joue pour sentir cette chaleur toute maternelle du monde et des origines même de la vie.

Se laisser faire. Se laisser glisser. S’abandonner à la vie comme le ruisseau à la rivière dans un murmure, un clapotis et quelques perles de lumière.

Aujourd’hui j’ai vu un homme manier une pelle mécanique avec autant de dextérité que je manie ce stylo. La machine était le prolongement organique de sa volonté même ; de sa pensée. De même que lorsque nous conduisons notre automobile, nous avons la faculté de nous l’incorporer, de nous l’assimiler et de l’intégrer comme prolongement de notre propre corps au point d’en sentir toutes les dimensions.

Avec un peu de travail nous devrions tous pareillement étendre nos perceptions à toutes les dimensions de ce sur quoi nous apposons notre corps et nos sensations : arbres, montagnes, terre, univers. Ainsi nous devrions pouvoir nous revêtir de chaque forme, de chaque dimension physique que le monde nous propose. Notre corps comme notre esprit n’auraient plus de limites. Comme la vie elle-même qui imprègne tout ce qui est. Car à travers chaque perception, c’est notre corps qui continue de se construire, bien au-delà des dimensions qui sont les siennes aujourd’hui.

Le Paradis doit ressembler à un album photo où les plus belles scènes de nos vies sont visibles à volonté. Avoir ainsi la possibilité de faire se rencontrer toutes les personnes les plus importantes de nos vies. Parents, amis, amours, rencontres… toutes celles et ceux qui ont été à l’origine de nos moments de bonheur. Autant de bonheurs enfin rassemblés pour ne plus former qu’un immense bouquet au parfum éternellement enivrant. J’imagine ainsi tous mes héros, réels ou imaginaires, réunis par un tel miracle. Des parfums, des saveurs, des sons et des lumières. Le tout dans un magnifique chaos du début du monde où chaque chose, chaque être, homme ou animal conserverait son être propre tout en étant mêlés à tous.

Un dieu qui punit n’est pas un dieu. C’est un despote ; au pire, un tyran. Dans tous les cas une imposture. Un dieu qui exprimerait sa colère ; un dieu qui se vengerait n’aurait rien d’un dieu. Il n’aurait rien des attributs sensés faire de lui le sommet de toute création et de toute spiritualité et qui sont les plus hauts sentiments et les plus pures émotions que la matière brute soit à même d’engendrer. Le pardon, l’amour, la compassion, l’abnégation, l’oubli de soi, l’humilité, la maîtrise de ses émotions sont autant de signes de l’authenticité d’un dieu. Au contraire, les dieux vengeurs, courroucés sont des dieux affaiblis, amoindris. Des dieux de pacotille et de contrefaçon. Ridicules, pusillanimes et qui cumulent tout ce que les hommes ont de faiblesses, de peurs, d’ignorance, d’attachement atavique à la tradition, au folklore, au passé et avant tout, à eux-mêmes.

Sébastien Junca


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