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Il faut sauver le puceau Dicker

Publié le 05 octobre 2015 par Jlk

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Pourquoi Le Livre des Baltimore, apothéose de la niaiserie et phénomène d’époque, mérite d’être commenté. Comment l’auteur, puceau de la vie, se soumet à la symbolique Maman du conformisme béat. Ce qu’on pourrait, bien amicalement, lui conseiller pour honorer son talent et, demain peut-être, écrire de vrais livres…

Premier constat. 

La lecture attentive du Livre des Baltimore, dont j’attendais quelque chose, m’a plus que déçu : catastrophé après les cent premières pages. Je n’en croyais pas mes yeux à la découverte de cette vacuité saturée de superlatifs creux, devant ces personnages réduits à l’état d’ectoplasmes, ces situations « téléphonées » et ces dialogues filés comme dans quelque photo-roman à la NousDeux et autre sitcom dévertébrée.  

Ce premier constat m’a d’autant plus navré que j’avais apprécié, avant tout le battage de l’automne 2013, la lecture de La vérité sur l’affaire Harry Quebert dont Bernard de Fallois, grand Monsieur proustien de la littérature et de l’édition française, m’avait parlé au téléphone comme d’une révélation, à ses yeux en tout cas, m’invitant à partager son enthousisame sur jeu d’épreuves. 

Et de fait, ce livre magnifiquement construit, jouant d’une sorte de « déconstruction temporelle » à la Escher pour filer une intrigue policière captivante, m’a tout de suite épaté en dépit de son écriture lisse et de sa naïveté à de multiples égards (pas forcément déplaisante au demeurant chez un youngster), autant qu’il a bluffé par la suite un Marc Fumaroli ou un Bernard Pivot, auxquels on ne la fait pas en matière littéraire.

On l’a dit et répété : ce roman, jouant sur les relations de deux écrivains à succès - le jeune Marcus Goldman et son vieux mentor Harry Quebert - révélait un fomidable storyteller et j’y trouvai, pour ma part, une sorte de fervent hommage à toute une littérature américaine récente évoquant les grandes espérances de la jeunesse et le choc de la réalité ( de J.D.Salinger et son Arrache-cœur aux romans d’un John Irving ou d’un Philip Roth), entre autres thèmes réellement abordés et creusés par le jeune romancier visiblement nourri, aussi, de séries télévisées américaines.  

Ainsi, les motifs démarqués de Twin Peaks, imaginés par David Lynch, autant que le climat psychologique de certains romans de Philip Roth (notamment par la relation de Marcus avec sa mère, prototype de couveuse juive), constituaient-ils une substance riche et variée, où les stéréotypes de la littérature de gare (et d’aérogare )se trouvaient dépassés par l’énergie de la narration, son charme et sa part de mystère.  

Ensuite l’on vit la success story évoquée par le roman devenir réalité : non du tout par artificede marketing, comme l’ont prétendu certains pédants jaloux et mal informés, mais par les qualités primesautières du roman lui-même, lancé par les lecteurs et les libraires assez à l’écart de la critique instituée. 

Par la suite en revanche, snobés par les prix décrochés par le livre (Prix du roman de l’Académie française et Goncourt de lycéens) et plus encore par le succès de Joël Dicker à l’international, les médias ont suivi le mouvement en bruyante troupe publicitaire. Ainsi, un mois avant la parution du Livre des Baltimore, des pages entières étaient consacrées à Dicker, fort de ses 3 millions d’exemplaires vendus, égrenant quelques platitudes consensuelles sur le roman lui-même pour mieux « angler » le sujet sur la personne du romancier soigneusement mal rasé ( autant qu’un MarcLevy), lequel ne tarda pas à se répandre à son tour en propos d’une complète niaiserie, notamment sur le manque d’amour dont pâtit le monde actuel...

De l’utilité (éventuelle) de lire de mauvais livres.

Paul Léautaud, dont l’esprit critique s’exerçait en toute liberté, dit un jour qu’il était instructif de lire, parfois, des livres de « carton ». Entendons plus précisément : de carton-pâte. Ce qu’on peut dire aussi : de kitsch fabriqué.

Dans une chronique récente du Figaro-Magazine, Frédéric Beigbeder montre bien, citations (assez accablantes) à l’appui, en quoi Le Livre des Baltimore procède de la fabrication complaisante, relevant en outre l’invraisemblance de diverses  situations qui signalent le manque de psychologie ou d’expérience vécue du romancier. J’en ai repéré bien d’autres, comme la calamiteuse scène du génial ( ?) enfant Hillel taxant, à huit ans, son prof de gymnastique de piètre « hypocondriaque » avant de l’obliger à monter aux perches, du haut desquelles le moniteur tombe et se casse les jambes... Ou plus niaisement convenue qu’invraisemblable : cette autre scène où tel directeur de collège pour enfants (forcément) riches clame par devant son horreur du sexe, avant d’être surpris par le même génial(!) Hillel en train de fesser une collègue.

Or tout le Livre des Baltimore accumule, à grand renfort d’adjectifs outrés, les situations attendues et les clichés à n’en plus finir, émaillés de dialogues d’une complète indigence. 

Exercice de lecture : trouver, derrière les superlatifs qui font de Hillel un type génial, de son cousin Marcus « l’étoile montante de la littérature américaine », de leur ami Woody un mec super, et d’Alexandra la chanteuse à succès « la nouvelle icône de la nation », la moindre épaisseur humaine, la moindre touche de personnalité non formatée, le moindre frémissement de réelle émotion ou la moindre raison concrète de s’intéresser à ces stéréotypes de papier glacé, de carton-plâtre ou de marshmallow de barbecue…

La question de Maman

Le personnage de la mère de Marcus, dans La vérité sur l’affaire Harry Quebert, plus ou moins calqué sur un personnage de Philip Roth, était intéressante par son côté lourdement envahissant typique de lamère américaine ou de la mère juive (ou de la mère autrichienne, italienne, iranienne ou genevoise). 

Dans Le Livre des Baltimore, éclipsée par  la formidable ( ?) Tante Anita , épouse du non moins exceptionnel (!) Oncle Saul,la mère de Marcus fait pâlotte figure alors que la grand-mère paternelle, du genre duègne snob et péremptoire, qui ne jure que par les Goldman de Baltimore au détriment des Goldman du New Jersey (les parents « seconde classe » de Marus) compose un début de personnage puant que le romancier ne fait hélas qu’esquisser.

Cela étant, tout le roman me semble marqué par le commandement sous-jaçent omniprésent dans une certaine Amérique, selon lequel il est inapproprié de déplaire à Maman. 

Or un écrivain digne de ce nom peut-il se déployer sans braver cet interdit. Pourquoi Le Livre des Baltimore, qui se veut célébration de la jeunesse, est-il à ce point dénué de sensualité. Comment ne pas être écoeuré par cette apologie de la réussite, suivie d’une évocation non moins factice des revers subis par les riches ?

Exercice proposé à Joël Dicker: lire Le petit bout de femme de Franz Kafla et y réfléchir…

La question du succès et de l’argent.

Le succès phénonénal de La vérité surl’affaire Harry Quebert est-il à l’origine de l’affadissement du Livre des Baltimore ? Un« carton » mondial est-il forcément fatal à un écrivain ? 

Philip Roth est l’exemple du contraire, dont le succès non moins extraordinaire du Complexe de Portnoy aurait pu marquer la chute, alors qu’il fut suivi d’une carrière en incessant crescendo, nourrie par la vie et une exigence littéraire sans cesse réaffirmée. Mais c’est en bravant Maman et sa famille juive que Philip Roth s’imposa d’emblée, avant de produire une œuvre travaillée par les névroses de l’auteur et les psychoses de l’époque,jusqu’à la trilogie américaine, l’hommage au père de Patrimoine et l’uchronie politique du Complot contre l’Amérique.

À ce propos, ceux qui reprochent aux jeunes auteurs (notamment romands) de« faire américain » prouvent qu’ils ont une piètre connaissance de la littérature américaine d’aujourd’hui, qui ne se réduit pas à Stephen King ou Anna Todd…

Bref, pas plus que le succès, ou l’argent qui en découle, ne sauraient, sans son consentement, nuire à un auteur digne de ce nom, comme l’a aussi prouvé un Georges Simenon, auquel Bernard de Fallois a d’ailleurs consacré un beau livre.

De la transmission d’une expérience

Georges Simenon, précisément, estimait qu’il était impossible, à un père, de transmettre son expérience à ses enfants par le truchement de seuls conseils. Un fils doit faire lui-même les expérience, jusqu’aux plus cuisantes, qui ont brisé et bronzé le cœur de son père, et c’est pourquoi je doute que quiconque puisse donner de bons conseils à  Joël Dicker.

Le grand risque du succès rapide et de l’argent réside dans le fait que, tout à coup, un jeune auteur se trouve propulsé dans un univers factice coupé de la« vie réelle ». Mais qu’est-ce que la vie réelle ? Un Bret Easton Ellis, ou quelques étages plus haut un Henry James ont prouvé que l’univers des riches pouvait offrir un matériau littéraire intéressant. Et Proust, ou Martin Amis en Angleterre, Gore Vidal « retournant » les clichés médiatiques dans son mémorable Duluth,ont montré que tout peut être intéressant dans tous les milieux, outre que le vrai style ou la littérature la plus raffinée font feu de tout bois. Le millionnaire Raymond Roussel voyageait en voiture de luxe, tous rideaux tirés, et en tirait de fabuleux voyages poétiques. Etc. 

L’enjeu de l’affaire Dicker

Le grand Céline, autre passion avec Proust de Bernard de Fallois, dit quelque part qu’un écrivain n’est qu’un turlupin s‘il ne met pas sa peau sur la table. C’est lui aussi, à propos de son expérience au front de la première tuerie du XXe siècle, qui dit qu’il y a des puceaux de la guerre comme il y a des puceaux de l’amour.

Avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert, Joël Dicker est parvenu, par une sorte de mimétisme saisissant, à pallier son manque d’expérience en imitant les écrivains auxquels il rêvait de ressembler. Par sa fraîcheur et son ingéniosité, ce roman révélait un talent de narrateur très prometteur, supérieur à celui d’un Paulo Coelho, dont L’Alchimiste a fondé le premier succès mondial avant la dégringolade d’une carrière de flatteur tous azimuts. 

Mais voici Le Livre des Baltimore que nous sommes supposés lire, Dicker dixit,  comme une série américaine regardée « en famille ».

En ce qui me concerne, après avoir nourri les plus sévères préjugés envers les séries télévisées, de Dallas à Urgences, j’ai découvert, ces dernières années, des séries intelligentes, admirablement construites, dialoguées et interprétées,qui valent parfois mieux que des romans à prétentions littéraires. De Twin peakBraking bad, en passant par Luther ou Borgen, The Wire ou Broadchurch, True Detective, Vera et quelques autres, je trouve dans ces ouvrages souventcollectifs un matériau réellement littéraire et artistique, aux franges ducinéma et de la sociologie documentaire, avec des vrais stylistes (un Aaron Sorkinest un scénariste-dialoguiste admirable, entre autres) qui fondent la culture vivante d’aujourd’huin’en déplaise aux cuistres se posant en chiens de garde de la Littérature.

Hélas, Le Livre des Baltimore relève de la série la plus délayée dans l'eau de vidure des pires bons sentiments. Et comment croire que Bernard de Fallois s'aveugle au point de défendre cet insipide feuilleton ! 

Quant à Joël le mal rasé, il sera le seul à pouvoir répondre, en mettant sa peau sur la table,  à la question de savoir s’il faut sauver le puceau Dicker…

Joël Dicker, Le Livre des Baltimore. Bernard deFallois, 476p.

Frédéric Beigbeder, Un scénario de roman. Le Figaro-Magazine, 3 octobre 2015.


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