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La nuit sera longue…et j’y suis toujours plongé

Publié le 03 novembre 2015 par Ctrltab

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Dans l’avion de retour, une des hôtesses de l’air n’arrêtait pas de m’allumer. Une fausse blonde, aux sourcils bruns épais et au chignon trop serré qui ne demandait qu’à être décoiffée salement. Elle avait des gros seins et des lèvres rouges sang. Elle n’était pas du tout mon genre. Mais je me suis rappelé de la supposée connivence entre personnel aérien et reporters. Combien de mes collègues ne s’étaient pas enorgueillis de leurs sauteries en l’air de retour de voyage de presse ? Personnellement, je n’avais jamais goûté à cet illicite. J’ai un tempérament trop fidèle. Mais celle-là, la chaudasse, j’avais bien remarqué son petit ménage. Et vas-y que je te tripote pour te montrer comment descendre l’accoudoir. Et tiens, plonge dans mes nichons au moment où je sers le plateau repas à ton frère. J’ai attendu que Jeff soit endormi. Le bougre, il m’avait suivi quelques heures auparavant sans poser de question. A ma gueule défaite, il avait compris que la vie venait de me donner (encore) un bon coup dans la gueule. Dans le taxi jusqu’à l’aéroport (prépayé par l’hôtel), il n’avait pas arrêté de me saouler de paroles, de me raconter sa folle nuit argentine, sa nouvelle bande de potes comme si le flot de ses babillages avait la vertu d’endiguer mon futur écroulement à venir. Il n’avait pas tort. J’allais devenir un sex addict, c’était décidé. Un sale type.

Quand il a commencé à doucement ronfler, que les lumières se sont éteintes dans toute la cabine, je me suis levé à la recherche de ma proie. Je l’ai trouvée tout au fond de l’avion en train de jeter la poubelle des gobelets en plastique. J’avais de la chance, elle était seule. Et je l’ai coincée contre les placards amovibles des plateaux repas.

Sa réaction fut immédiate. Elle m’a envoyé son genou droit direct dans les burnes. Elle s’est ensuite excusée, je l’avais surprise. Elle avait de très bon réflexe de défense, elle avait cru à une agression. Il y a des pervers parfois, vous savez ? J’étais plié en deux, les mains sur le panier. Malgré la douleur, j’ai quand même tenté ma chance : « et si c’en était vraiment une, d’agression ? ». Elle a levé cruellement son sourcil droit parfaitement dessiné, m’a considéré de haut en bas et m’a désigné du doigt mon siège : «  vous feriez mieux de retourner à votre place et d’attacher votre ceinture. La nuit sera longue. »

La nuit sera longue…et j’y suis toujours plongé.

A mon retour, je n’ai pris contact avec personne. La honte me rongeait. Je me rappelais mon bannissement public, le discours de notre directrice et ma réputation salie devant tous mes collègues qui m’avaient soutenu pendant des années. J’en faisais des cauchemars la nuit. Nous avions atterri dans ce F1 et je n’avais plus eu le courage de le quitter. La journée, Jeff faisait ses sudoku, moi je surfais sur Internet, la tête vide. Le soir, dans nos lits superposés, Jeff me tannait : « rappelle Natacha, je suis sûr que tout peut s’arranger. » Ou bien encore : « rappelle Francis, tu t’es peut-être trompé sur son compte. Tu te rends compte c’est peut-être notre frère… » En quittant la France, j’avais voulu mettre mon ancienne vie aux oubliettes. Jeff croyait que Francis Loizeau était notre demi-frère. Toutes ses manigances pour me prendre ma place de rédacteur en chef au Matin n’auraient eu qu’un but : se rapprocher de moi et mieux me connaître. Quand Jeff revenait sur le sujet, je lui rappelais que « notre frère » avait quand même fini par me voler mon poste et m’évincer. Comme moyen de sympathiser et de nouer un contact, on avait déjà vu mieux, non ? Jeff, implacable, me répondait : « l’enfer, c’est comme le paradis, c’est pavé de bonnes intentions. Bonne nuit frérot ! » Et nous éteignions chacun nos petites lampes de notre lit superposé avant de sombrer chacun dans un sommeil lourd.

Et puis, Jeff est parti. Et je me suis retrouvé vraiment seul. J’étais amputé. Louis me manquait cruellement. Et à vrai dire, j’ai dû finir par me l’avouer, Natacha aussi. La proximité de leurs corps et l’impossibilité de les revoir me rendaient fou.  J’ai recommencé à sortir. J’ai pris le métro jusqu’à Paris. Je passais mon temps à errer dans les rues incognito, à regarder les passants, à boire des cafés et écouter les conversations des bistrots. Et puis je les ai notées et j’ai établi des listes de tout ce que je voyais. C’est devenu peu à peu ma journée de travail typique. Je faisais les horaires de bureau. Je crois que j’aimais la promiscuité des transports en commun à ses heures chargées. J’étais hors de circuit. On aurait pu me croire mort si les mouvements de mon compte ne me trahissaient. Natacha n’avait pas cherché à prendre contact avec moi, elle m’avait rayé de sa vie. Elle n’était pas la seule, à vrai dire tout le monde semblait se passer très bien de moi. Un mois après ma fuite en Argentine, je n’avais plus aucun message de qui que ce soit. On m’avait enterré. Je me suis découvert une nouvelle qualité que les super héros d’Argentine auraient pu m’envier : j’étais devenu transparent. La première fois où je l’ai remarqué, c’était à un café près de Jourdain. J’avais dû appeler à plusieurs reprises pour me faire servir. En vain. Le garçon de la brasserie s’était enfin pointé à ma table et s’était immédiatement excusé : « pardonnez-moi Monsieur, je ne vous avais pas vu. » J’avais appris à me faire oublier. A vrai dire, j’avais beaucoup maigri, les cafés et les soupes déshydratées, ça ne nourrit pas son homme. Et les steaks que j’avalais régulièrement ne suffisaient pas à me remplumer. Je n’avais plus aucune libido et les traits de mon visage, balayés par tant de tristesse, s’étaient comme estompés. Ma présence au monde était devenue si pâle que les autres ne me remarquaient plus. A ce constat certains auraient sombré définitivement au fond du trou, au contraire, j’y ai entraperçu ma première lumière d’espoir. Et un moyen de retrouver la vie que j’avais perdue. J’allais reconquérir Natacha et retrouver mon fils.

Le jour suivant, je sonnais au bureau de l’une des dernières agences de détectives de Paris : la maison Duluc au 18 rue du Louvre. Leur devise m’avait convaincu : « pour pouvoir décider, il faut savoir. » Je leur proposerai mes services. J’avais toutes les compétences requises : l’art de l’enquête, la discrétion assurée, la patience et la persévérance, le sens du détail, la motivation jusqu’au-boutiste. Et rien à perdre.


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