Dans ce monde où la douleur est le lot de tous, j’ai voulu partager cet extrait en espérant qu’il trouve un écho favorable chez tous les souffrants et leur donne une piste pour vivre la douleur différemment.
La douleur physique est une expérience à laquelle nous devons tous faire face dans notre vie. Or, la réaction subjective qu’elle suscite varie, de façon importante d’un individu à un autre. La sensation douloureuse peut, par exemple être considérablement amplifiée par le désir anxieux de la supprimer. La plus bénigne des douleurs devient alors insupportable. En revanche, les maux chroniques sont mieux supportés lorsqu’on modifie son attitude devant la douleur et qu’on lui donne un sens.
Les recherches en neurosciences ont montré la part importante que joue l’interprétation des sensations dans l’expérience de la douleur. Certaines ont porté sur des volontaires qui recevaient régulièrement des stimuli sur le bras, parfois assez douloureux, et parfois beaucoup moins. Chaque fois, les chercheurs leur demandaient d’évaluer l’intensité de la souffrance ressentie. Au bout de quelques jours, ils ont annoncé aux volontaires qu’ils allaient recevoir un stimulus de forte intensité, alors qu’ils n’envoyaient, en fait, qu’une stimulation de faible intensité, et vice versa. Or il s’est avéré que l’annonce d’un stimulus puissant a fait ressentir comme douloureux un stimulus de faible intensité et, inversement, que l’annonce d’un stimulus de faible intensité a fait que les sujets ne percevaient pas comme douloureuse une stimulation qui d’habitude provoque une douleur intense.
L’anticipation de la gravité ou de l’innocuité de ce qui va être ressenti joue donc un rôle prépondérant dans l’expérience de la douleur. D’une manière plus générale, l’effet placebo (quelque chose qui nous fait du bien parce que nous en attendons du bien), ainsi que l’effet nocebo (quelque chose qui nous fait du mal parce que nous en attendons du mal) confirment l’influence qu’a l’esprit sur le corps et sur la qualité de notre expérience.
L’appréciation de la douleur dépend donc en grande partie du fonctionnement de l’esprit. Nous supportons mieux des douleurs dont la durée et l’intensité sont prévisibles, ce qui nous permet d’être prêts à les recevoir et donc à mieux les gérer, que des douleurs dont l’intensité risque d’aller croissant, et dont la durée est inconnue. Si une douleur échappe complètement à notre contrôle et que nous pensons qu’elle durera indéfiniment, notre esprit risque fort d’être alors submergé par la souffrance.
Par ailleurs donner un sens à la douleur permet de mieux la supporter. C’est le cas si nous pensions qu’elle nous apportera un plus grand bien. Nous acceptons, par exemple, les effets secondaires d’un traitement médical parce qu’il nous donne l’espoir de guérir. On peut aussi assumer une douleur pour le bien de quelqu’un d’autre. Telle est la situation d’un parent ou d’un ami prêt à donner son sang ou un organe pour sauver la vie d’un proche. Il en est de même des douleurs parfois intenses subies par le sportif qui s’entraîne. Il les accepte pleinement dans le but d’améliorer ses performances. Certains athlètes affirment que plus la douleur est forte, plus ils l’apprécient car elle les renseigne sur l’intensité de leur entrainement. Ces mêmes sportifs seront affectés bien plus négativement par une douleur imprévue qui n’a pour eux aucune valeur, comme par exemple celle d’une blessure au cours de l’entraînement. Le fait de donner ainsi un sens à la douleur nous confère un pouvoir sur elle et élimine l’anxiété liée au sentiment de désarroi et d’impuissance. En revanche, si nous réagissons par la peur, la révolte, le découragement, l’incompréhension ou le sentiment d’impuissance, au lieu de subir un seul tourment, nous en cumulons plusieurs.
Les cas les plus difficiles sont les douleurs chroniques, vives et persistantes qui prennent constamment le pas sur les autres sensations. La douleur domine alors notre esprit et notre relation au monde, accompagnant chaque pensée et chaque acte. J’ai entendu dire par un malade : « Une puissante douleur chronique est comme une pierre lancée dans un étang : les ondes se répandent dans notre vie tout entière. Il n’y a nulle part où s’enfuir. »
Toutefois, une douleur peut être intense sans pour autant détruire notre vision positive de la vie. Si nous parvenons à acquérir une certaine paix intérieure, il est plus facile de maintenir notre force d’esprit ou de la retrouver rapidement, alors même que nous nous trouvons confrontés à des circonstances difficiles.
Certains êtres qui ont survécu à un accident, à la torture ou à d’intenses douleurs d’un autre ordre, affirment quelque temps plus tard, se sentir « plus humains », et témoignent d’une appréciation plus profonde du monde qui les entoure, de la beauté de la nature et des qualités des êtres qu’ils rencontrent.
Ils disent « considérer chaque moment de l’existence comme un trésor inestimable ».
Comment, dès lors, prendre en main la douleur au lieu d’en être la victime ? Si l’on ne peut lui échapper, mieux vaut l’utiliser que la repousser. Que l’on sombre dans le découragement le plus total ou que l’on conserve sa force d’esprit et son désir de vivre, dans les deux cas la douleur est toujours présente, mais dans le second cas on est capable de préserver sa dignité et sa confiance en soi, ce qui fait une grande différence.
A cette fin, le bouddhisme enseigne différentes méthodes. Nous en expliquerons quatre. La première consiste à observer simplement la douleur sans l’interpréter, dans un état de pleine conscience. La seconde fait appel à l’imagerie mentale. La troisième permet de transformer la douleur en s’éveillant à l’amour et à la compassion, et la dernière consiste à examiner la nature de la souffrance et, par extension, celle de l’esprit qui souffre.
Méditation
La pleine conscience
Comme il est expliqué dans le texte suivant, observons avec l’esprit tout entier la sensation de douleur, sans l’interpréter, la rejeter ni la craindre. Plongeons-nous dans l’expérience du moment présent. La sensation conserve alors son intensité, mais perd son caractère répulsif.
Sources d’inspiration
« La plupart d’entre nous considère la douleur comme une menace pour notre bien-être physique. Or, si nous la laissons nous préoccuper, elle ne fait que s’intensifier. En revanche, si nous la prenons comme objet de méditation, elle devient un moyen d’accroître la clarté de notre esprit. »
Yongey Mingyour Rinpotché
Comment procéder pour faire de la douleur un objet de méditation ?
« Une conscience pure et non obstruée de cet événement la ressentira comme un flux d’énergie, sans plus. Aucune pensée. Aucun rejet. Simplement l’énergie (…) Mais le mental conceptualise des expériences telles que celle de la douleur. Vous vous retrouvez en train d’y penser en tant que « douleur ». C’est un concept. C’est une étiquette, quelque chose d’ajouté à la sensation elle-même. Et vous construisez une image mentale de la douleur, en la voyant comme une entité (…) Très vraisemblablement, vous vous retrouverez en train de penser : « J’ai une douleur à la jambe. » « Je » est un concept. C’est quelque chose d’extérieur ajouté à l’expérience pure.
Lorsque vous introduisez « je » dans le processus, vous établissez une discontinuité conceptuelle entre la réalité et la conscience sans ego qui la voit. Des pensées telles que « moi », « mon », « à moi » n’ont aucune place dans la conscience directe. Ce sont des ajouts étrangers, de caractère trompeur. Lorsque vous faites intervenir « moi » dans le jeu, vous vous identifiez à la douleur. L’effet est de la renforcer. Si vous laissez le « je » en dehors de l’opération, la douleur n’est pas douloureuse. C’est simplement un pur flux d’énergie ».
Bhante Henepola Gunaratna
Le pouvoir de l’imagerie mentale
Visualisons un nectar bienfaisant, lumineux, qui imprègne l’endroit où la douleur est la plus pénible, la dissout peu à peu et finit par la transformer en une sensation de bien-être. Puis ce nectar emplit le corps tout entier et la sensation douloureuse s’estompe. Si la douleur augmente en intensité, renforçons d’autant la puissance du nectar, en pensant que chaque atome de douleur est maintenant remplacé par un atome de bien-être ;. Transmuons ainsi l’essence même de la douleur en félicité.
La force de la compassion
Engendrons un puissant sentiment d’amour altruiste et de compassion pour tous les êtres, puis pensons : « J’aspire tant à ne plus souffrir ! Mais d’autres que moi sont affligés par des peines comparables aux miennes, et parfois bien pires. Comme j’aimerais qu’ils puissent, eux aussi, en être libérés ! » Notre douleur n’est plus ressentie alors comme une dégénérescence ou un événement accablant. Imprégné d’altruisme, nous cessons de nous demander avec amertume : « Pourquoi moi ? » Lorsque nous sommes totalement absorbés par nous-mêmes, nous sommes vulnérables et devenons facilement la proie du désarroi, de la contrariété, du sentiment d’impuissance ou de l’angoisse. Si au lieu de cela, nous éprouvons une forte empathie et une bienveillance inconditionnelle devant la souffrance d’autrui, la résignation fait place au courage, la dépression à l’amour, la petitesse d’esprit à une ouverture envers tous ceux qui nous entourent.
Contempler la nature même de l’esprit
Contemplons simplement la douleur. Même si sa présence est lancinante, demandons-nous qu’elle est sa couleur, sa forme ou toute autre caractéristique immuable. On s’aperçoit que ses contours s’estompent à mesure qu’on tente de la cerner. En fin de compte, on reconnaît qu’il y a, derrière la douleur, une présence consciente, celle-là même qui se trouve à la source de toute sensation et de toute pensée. Détendons notre esprit et essayons de laisser la douleur reposer dans la pleine conscience, libre de toute construction mentale. Cette attitude nous permettra de ne plus en être la victime passive, mais, peu à peu, de faire face et de remédier à la dévastation qu’elle provoque dans notre esprit.
Ce n’est certes pas facile, mais l’expérience montre que c’est réalisable. Nous avons connu nombre de méditants ayant eu recours à cette méthode lors de maladies terminales particulièrement douloureuses. Ils semblaient remarquablement sereins et relativement peu affectés par la douleur. Francisco Varela, chercheur de renom en sciences cognitives, qui avait pratiqué la méditation bouddhiste pendant des années, m’a confié, quelques semaines avant sa mort d’un cancer généralisé, qu’il arrivait à demeurer presque tout le temps dans la présence éveillée de la pleine conscience. La douleur physique lui semblait alors lointaine et ne l’empêchait pas de conserver sa paix intérieure ; Il n’avait d’ailleurs besoin que de très faibles doses d’analgésiques. Il a su préserver cette lucidité et cette sérénité contemplative jusqu’à son dernier souffle.
Matthieu Ricard extrait de L’art de la méditation
Sante