Magazine Nouvelles

Jeanine Baude, Aveux simples & Soudain par Michel Ménaché

Publié le 09 décembre 2015 par Angèle Paoli
Jeanine Baude,

Aveux simples précédé de Le Jardin de Mortemart
Éditions Voix d’encre, 2015.
Quinze encres de Marc Pessin.

&

Soudain,
éditions La rumeur libre,
Collection Plupart du temps, 2015.


Lecture de Michel Ménaché

Aveux simples s’ouvre sur un hommage à l’éditeur René Rougerie (Le Jardin de Mortemart). Si le corps et le lieu sont la source vive de l’écriture, le poète ne s’accomplit vraiment qu’à la faveur et avec la ferveur de l’éditeur. Aussi Jeanine Baude, avant de s’ouvrir au lecteur sur la relance vitale, obsessionnelle de l’écrivain, dit son admiration pour celui qui « sans équipage pourtant et seul / sa trirème voguant sur vergé flambant neuf », donnait vie à des « tirages précieux » qui font aujourd’hui partie de notre paysage poétique avec tant de noms familiers, dont certains sont devenus prestigieux… Mais l’intime prime sur la louange et c’est l’amie fidèle qui s’exprime, terminant cet hommage sur l’émouvant souvenir des obsèques de l’éditeur :

« Et je t’appelle et je reviens
sur le cortège ensoleillé des pas
de ceux qui suivaient ta dépouille
un jour de printemps dans l’azur. »

C’est sur le mode lancinant de l’anaphore filée qu’Aveux simples tente de dire la tension continue de l’acte d’écrire :

« Écrivain ce serait comme ce clair-obscur à la chandelle
Si femme et prisonnier se rejoignent
pour lier leurs mains au-dessus de la flamme
en ces temps de détresse où le quignon seul
peut étancher la soif de celui qui écrit
adossé à la guerre son épaisseur de sang. »

L’œuvre comporte trois mouvements, le premier composé en sizains de vers libres, le second en dizains et le troisième en courtes proses. L’écriture traverse ici le temps, reliant des traces anciennes aux préoccupations présentes, les disparus aux vivants, « entre Verbe et Néant ». Ainsi, Homère et les Dieux sont tout aussi présents que les saveurs d’enfance, les sensations à vif en pleine nature, ou encore la force sauvage des éléments en écho aux séismes intimes :

« un cri venu de la poitrine écumant tout le ciel »

ou bien

« […] ce volcan que tu touches
de ta chair et sans peur accolée au versant
celui en flammes laves et pierres roulant
pour connaître affluents et fleuves
lissant l’épaisseur des mots les déliant
de leur paroi nocturne de leur sèche raison. »

Le chant naît de cette aspiration au décryptage dans l’obscur : « ripailles et chansons engrossant le silence… »

Dans le deuxième mouvement, la construction anaphorique s’inverse, du premier au dernier vers détaché de chaque strophe :

« nerfs à l’affût
tu cherches dans chaque repli une musique une amazone
leur souffle sur tes reins convoitant le poème

Écrire et ce serait sans trêve appartenir. »

De l’obscurité en soi, un chantier illimité s’est ouvert : « Écrire et ce serait entreprendre le vide sa réserve d’échos ».

Dans le troisième mouvement, chaque prose est introduite anaphoriquement par l’expression retenue pour titre du recueil :

« Aveux simples […] le corps en ses tourments […] l’effroi et l’inconfort de l’être sa mesure acérée sur les pleurs le vent tournant les rivières en crues. »

Un souffle haletant habite cette écriture syncopée roulant des vagues de mots, d’images, de sensations et palpitations à l’épreuve simultanée du corps et du monde :

« Aveux simples marée à l’étale quand le livre se ferme sur poursuivre et venir au jour encore et encore adoubant l’océan sa longue tresse ses dieux enfouis le vivre et le tenir allongeant ta durée le ressac la cécité râpeuse la tempête et coursant l’infini… »

Les encres monochromes de Marc Pessin font écho à la spirale du dépassement, dans une dynamique ascensionnelle soumise à des fractures, à des torsions, à des séismes, dans la maîtrise et la rigueur du mouvement vibratoire imprimé par l’artiste. Plissements basaltiques en érection, ces encres portent leur lumière noire à l’orée de l’infini. Arrachements cycloniques au néant…

Dans le voisinage d’Aveux simples, Jeanine Baude publie Soudain. Elle y développe une écriture en éclats, inventaire continu du surgissement sous forme de litanie anaphorique. Construction kaléidoscopique de l’illimité. Après un extrait d’un livre d’artiste avec Michel Joyard qui en constitue l’ouverture, trois ensembles caractérisés par des contraintes formelles spécifiques composent le recueil : « Neuvains », « Onzains », « Versets ». La mémoire et l’imaginaire, englobant tout, de flux en reflux, se conjuguent pour faire naître le tourbillon intime qui porte les mots à leur incandescence jusqu’au débordement infini :

« Soudain et tu n’es plus qu’une emmurée docile
Soudain les vastes terres se cognant en leurs angles
Soudain et tu surprends la lutte primitive… »

Exercice solitaire ô combien, l’écriture exige don total de soi, tension de son énergie vitale, à l’instar de Sisyphe remontant l’unique pente du vivre. Debout. L’écriture comme un roc d’encre et de lumière embrasse le monde réel à perte de sens :

« Soudain ô solitude le poète lisant
Soudain des pages et des pages
Soudain sur la ronde des nuits sur l’écume
Soudain dans le creux de la vague son épuisette
allant et revenant
Soudain de mots en mots de blessures en blessures

[…]

Soudain surgit ruisselant de sa cage de fer
et de la multitude
Soudain si la forêt le serre à chaque étage
d’une bibliothèque à la houle vissée. »

La mythologie grecque et les images christiques irriguent le poème de connotations multiples comme si le langage se transcendait lui-même, enivré de son propre rythme et de l’illusion éphémère du miroitement métaphorique :

« Soudain incendiée consumée innombrable en ta course
Soudain sœur des Titans soudain fils de Coré
Soudain de tes cent mains tu délivres l’oracle
la sourde nuit des morts. »

La poésie de Jeanine Baude se nourrit des poètes comme sa sensibilité s’éveille dans le champ infini des correspondances musicales et colorées. Ainsi dans le dernier verset, elle décrypte cette grille d’écoute en palette rimbaldienne :

« Soudain et je reviens au piano sur le bleu de Varèse le blanc de Schumann le noir de Berlioz le rouge de Jean-Sébastien Bach soudain j’allume sur le ciel une traînée de poudre dans le vacarme scintillant les fontaines les fusées celles du bouquet final l’innocence au poignet
Soudain sur la flamme perpétuelle et le repos des morts. »

Michel Ménaché
D.R. Texte Michel Ménaché
pour Terres de femmes


NOTE : Les éditions La rumeur libre viennent aussi de publier le tome I des Œuvres poétiques 1 de Jeanine Baude avec une présentation de José Manuel de Vasconcelos. L’ouvrage comprend « Ouessanes », « C’était un paysage » et « Incarnat désir ». Double reconnaissance de l’éditeur qui permet déjà de nouvelles entrées dans une poésie riche et mouvante…

________________________________
1. Le Prix du Livre insulaire d’Ouessant a été décerné en août 2015 à Jeanine Baude pour le tome I de ses Œuvres poétiques (éditions La Rumeur libre).


Jeanine Baude, Aveux simples 2
Jeanine Baude, Soudain



JEANINE BAUDE

Jeanine Baude

Source

■ Jeanine Baude
sur Terres de femmes

C’est affaire de corps
→ [Dans la démesure des torrents]

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Jeanine Baude
→ (sur le site des éditions Voix d’encre) la page de l’éditeur consacrée à Aveux simples
→ (sur le site des éditions La rumeur libre) la page de l’éditeur consacrée à Jeanine Baude




Retour au répertoire du numéro de décembre 2015
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog

Magazines