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Alan Beffroi #12 (inédit)

Publié le 11 janvier 2016 par Yannbourven
Alan Beffroi #12 (inédit)


Alan Beffroi dans Paris, en pleine Réalité-nuit.



    Qu’est-ce que j'ai encore fait cette nuit ? Je suis en nage. Sûr que j’ai encore de la fièvre. Je ne reconnais plus mon studio… On dirait qu’il a été dévasté par une énième tempête mentale. Parce que c’est pas la première fois que ça arrive ! Chaise, ordinateur, lampe, bières et mégots, étagère de livres, tout est renversé sur le parquet ! Un chat bleu à la fenêtre, ses miaulements douloureux  et incessants n’ont pas l’air vrais, et lui aussi semble avoir été renversé, à moins que ce ne soit le monde derrière cette fenêtre qui soit… (on entend une sorte de râle)… qui soit… faux… et renversé… 
    Debord : Il y a des matins émouvants mais difficiles    De Niro : C’est à moi que tu parles ?     Le Chat bleu : Je n’appartiens à  personne, moi ! Je n’existe presque pas !     Erin : Je suis heureuse, Alan, tellement heureuse.
   Il soulève le drap ! ah ! merde ! Erin ? Qu’est-ce que tu fais là ? Elle ouvre les yeux, il se lève et allume la lumière, elle lui sourit, le drap est en sang, je n’ai pas mal, Alan, ne t’en fais pas pour moi, je me vide at last… Je suis heureuse, Alan, tellement heureuse, lui répète-elle sans pratiquement bouger les lèvres. Son corps grelottant est horriblement translucide, de grosses veines vertes apparaissent sur ses seins, son ventre et ses bras et se mettent à gonfler et se dégonfler quand elle essaie de parler, le cou a été mordu, arraché, la plaie est infectée, elle se vide de son sang, elle crève dans son appartement.     Putain qu’est-ce qui s’est passé ? Je croyais qu’on t’avait transportée à l’hôpital ?     Mais non, asshole. Hier soir, on avait dit on fait comme ça… je avais demandé à toi : I want to kill myself, et toi tu avais répondu à moi : je vais te aider à mourir… Tu te souviens ?    Non ! Non ! C’est un cauchemar ? Dis-moi que c’est un cauchemar ! J’appelle les secours !    Non ! Idiot ! Tu as promis !     Mon cul, je les appelle maintenant ! Tu vas pas caner ici, bordel !    Non, fais pas ça, ou bien tu iras en prison !    Pourquoi ? C’est ce gosse qui t’a fait ça ! Pas moi !    N’importe quoi… Quel gosse ?    Le petit, qu’on a ramassé sur le pont, vers la Chapelle… Merde tu te souviens quand même ! Il t’a mordu dans le bar ! Le bar que je tenais hier soir, tu te souviens du bar ?    Le gosse, il existe pas. Et dans le bar, c’est toi qui m’a mordue… Parce que je avais demandé à toi…     Il t’a tuée, ce gosse ! Dans le théâtre ! Il t’a bouffée ! Le théâtre ! Il t’a bouffée, avant le retour des Ombres !    Quel théâtre ? Quelles Ombres ? Calme-toi… viens me boire un peu, come on… encore un peu… comme hier soir… viens… my vampire… Vide-moi !     T’es folle… Bouge pas, je vais aller acheter de quoi te soigner…    Reviens, PLAGIAIRE !   Il est 14 heures de l’après-midi, et il fait encore nuit… La Réalité-nuit ! Merde… Comme  l’avait prédit l’enfant… dans son rêve… que tu as retranscrit par écrit dans ton horrible carnet ! Tu te souviens de ça, quand même ? Parle !    T’es fou, asshole !     Tu possèdes bien un carnet !    Of course, parce que je note les rêves de mes hommes, plagiaire ! You know that… Tais-toi, et viens, maintenant ! Vide-moi ! Suce-moi, mon atroce vampire ! SUCK !

    C’est un cauchemar. Il claque la porte, escaliers descendus en trombe, tornade de chair, coeur au bord du gouffre, marches avalées, dehors, pavés froids glissés, cosmos haletant et murs violets, Lune avorteuse palpite, guérir cette pauvre fille, trouver des médicaments et des pansements à la pharmacie de la place Clichy ! Il y a foule. Des néons bleus clignotent en traçant des silhouettes de quasi-morts oubliés par tous qui semblent nous appeler du trottoir d’en face, devant le cinéma Pathé-Wepler. Les flibanquiers ne savent plus où donner de la tête. On pille à tout va. Alan arrive enfin au niveau de la pharmacie devant laquelle des corps agglutinés frissonnent, en manque, subutex, tramadol, codéïne, on attend sa dose, queue interminable, merde, plus vite, avance ! pousse pas sale pute ! me touche pas travelo ! On veut en finir, overdose, au plus vite, je veux m’endormir puisque cette nuit diabolique ne terminera jamais, sûr ! ils l’ont dit sur toutes les chaînes d’infos en continu, les gens sont devenus complètement tarés, c’est trop dangereux, c’est trop dur de vivre ici, ils l’ont dit sur internet, à la radio aussi ! avant que tout ne s’éteigne ! Paroles asséchées de scientifiques, de spécialistes, de prophètes de l’apocalypse, la fin des temps, la nuit éternelle, on y est ! Sûr ! Vite, ma dose ! je veux en finir ! crie une jeune femme enceinte. Je veux m’éteindre, j’en ai trop vu ! hurle un vieillard en guenilles. Quitte à se battre pour survivre, autant le faire dans la mort, dit un homme, survivre dans la mort, en quelque sorte…  sans contraintes, tu comprends mec, plus la peine d’essayer de gagner sa vie, de se faire chier dans un taf de misère, allez tu m’comprends cousin, laisse-moi passer devant, je veux en finir, me cartonner la gueule, bouffer tous ces médocs cul sec, en buvant une grosse bouteille de vodka, laisse passer, tu crois que j’vais rester ici, faire long feu dans cet enfer sans soleil, vivre avec une lune qui te recrache les cauchemars des hommes à leur propre gueule ? Non, sérieux, laisse-moi passer avant, vivement la fin des déceptions, humiliations, vexations, laisse-moi passer ! Nous voulons la mort, pour mieux survivre ! hurle un groupe de jeune filles au milieu de la place. Au bout d’une heure, Alan réussit enfin à acheter ce qu’il faut pour soigner Erin.     Partout le trafic est interrompu, métros, trains, avions, taxis à l’arrêt. Parisiens complètement perdus. Lignes téléphoniques, Internet, hors-service, les réseaux sociaux ne sont plus qu’un mauvais souvenir. On dit que toute l’Europe occidentale est touchée. Plongée depuis deux jours dans le noir complet. Mais ce n’est pas une éclipse qui durerait, non, scientifiquement impossible, c’est autre chose, alors qu’est-ce qui se passe, de la magie noire, un mauvais sort, la fin du monde, qui se cache derrière tout ça, dieux, anges déchus, fantômes coincés entre deux mondes, terrorisme, djihadisme, Vatican, Russes, CIA, Chinois, multinationales, Sainte Flibanque, révolutionnaires du sous-sol, milices d’ultra-gauche, nouveaux fachos, extraterrestres, qui est à l’origine de ce phénomène extraordinaire, partout on se questionne…     Le Réalité-nuit : la nouvelle réalité, se dit Alan Beffroi. Dans la rue, c’est l’affolement : les prêtres, imams, rabbins, magiciens, et dealers font des heures supplémentaires, sont sollicités dans chaque quartier de la ville. On exige des réponses, des visions, des chemins de lumière à emprunter, qu’on nous prenne par la main, comme des enfants, qu’on nous guide, comme avant mais en pire, même si l’on sait pertinemment qu’il n’y a rien, ni mamans, ni prophètes, ni guides, ni drogues assez puissantes, rien, seulement la Réalité-nuit, la poésie, le dérèglement… les hommes devront se débrouiller tout seuls… Alan s’écarte du tumulte, en empruntant les petites rues désertes de Montmartre, Lepic, Le Tac, puis il grimpe le chemin bordant le square Louise Michel, songe à Erin pourrissant dans sa piaule maussade, j’espère qu’elle tiendra le choc. Quelques antibiotiques, antiseptiques, antidouleurs, alcool à 90, compresses dans son sac à dos, il pourra peut-être la guérir, on verra bien, mais là il veut traîner encore un peu dans le quartier, monter en haut de la Butte, insulter le Sacré-Cœur-de-la-Défaite, puis se retourner vers Paname, afin d’évaluer de ses yeux rieurs l’étendu du désastre, putain ça fait du bien, c’est presque jouissif, n’est-ce pas ma Lune, ma petite gangster… La Lune avorteuse, qui s’abreuve du Cauchemar des Humains en Panique, semble suivre Alan, partout, l’encourager, il en ai persuadé, croyant dur comme fer qu’elle le protège, qu’elle lui ordonne de marcher encore, vers cet au-delà grimé, marcher jusqu’au bout des songes et des plaisirs horribles encore inconnus de l’homme soi-disant moderne… Erin m’emmerde, foutue calomnieuse, elle peut bien patienter encore quelques heures, foutue comédienne ! Pour une fois que cette ville-chienne a quelque chose à dire, pour une fois qu’elle est excitante, j’vais pas manquer l’occase d’y traîner comme un saboteur (aux paupières décousues) ! Alan n’a jamais assisté à ça depuis qu’il s’est installé à Paris… Après Napoléon, ou après 45 on a cru à la fin de l’Histoire, alors L’Histoire serait-elle de retour ? Désormais j’écrirai ma poésie du Chaos dans un noir salvateur et presque complet… Puisque je dois mourir un jour… N’est-ce pas Lune avorteuse ?

Je vais errer en saboteur, les paupières décousues, 
pour l’éternité…



(ImageTrois Études pour une Crucifixion, Francis Bacon)

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