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Kigali Mémorial ou la mémoire revisitée

Publié le 28 janvier 2016 par Stella

Fosse commune

Il est loin, désormais, le temps des charniers ouverts, des os disséminés dans les allées et qui roulaient brusquement sous le pas des journalistes. Le Mémorial du génocide de Kigali est devenu un lieu de paix et de recueillement. Le seul choc est constitué par un ossuaire relativement modeste mais qui rappelle l’horreur traversée par des centaines de milliers de Rwandais en avril 1994 et dans les mois qui ont suivi. Le reste n’est qu’un vaste jardin, tranquille et magnifique. D’immenses dalles de béton recouvrent les fosses communes. Une seule est dotée d’un lourd panneau de fer, preuve que l’on trouve peut-être encore quelques restes à inhumer. Et une manche à air témoigne qu’il y a encore, dessous, suffisamment de corps en décomposition pour réclamer l’évacuation des gaz. Fort heureusement, nous sommes loin de l’odeur terrible qui régnait en ces lieux il y a vingt ans.

Le film de présentation, à l’entrée du Mémorial, indique que de nombreux rescapés viennent ici honorer leurs morts. On voit effectivement de ces pauvres roses distribuées à l’entrée sécher, solitaires, sur les pierres. Construit en escalier, ce cimetière abriterait 250 000 corps, en provenance de toute la région. Un travail de collection des noms est en cours, qui seraient alors gravés quelque part. Mais pour l’instant, il n’y a que la mémoire pour lutter contre l’oubli. Une brise coulante agite faiblement les arbres, les oiseaux lancent des notes étranges qui résonnent dans un silence à peine troublé par la circulation en contrebas. C’est un lieu de repos et, pour le visiteur, il permet d’effacer doucement le malaise ressenti à l’intérieur du bâtiment, car les Rwandais restent fidèles à l’idéologie qu’ils commençaient à développer lors de mes premières visites, il y a donc une vingtaine d’années : ils brandissent leur génocide comme un drapeau.

Photos souvenir

Le film d’accueil donne le ton : la mise en scène soignée joue à plein avec les émotions. Gros plans sur des visages ravagés de chagrin, musique sombre et voix off monocorde et triste, qui place d’emblée le visiteur en situation. La terminologie elle-même concourt à réécrire l’histoire d’une certaine façon : on parle du « génocide des Tutsis » et d’1 million de morts. Suit une exposition très didactique et chronologique, qui part du passé du territoire, des rois Tutsis et des Hutus cultivateurs, avant de tordre le cou au colonisateur belge en lui imputant la totalité de la responsabilité dans la haine qui, à partir des années 1960, a lancé les deux communautés l’une contre l’autre. Si les Belges n’étaient pas venus, les Rwandais seraient restés un seul peuple, uni et vivant en osmose.

Je le crois volontiers. Tout autant que je crois que les antagonismes entre groupes culturels au Nigeria ne sont pas des bouffées de haine mais des altercations qui tournent mal et que le Nigeria restera toujours un seul et même pays. Cependant, et les Tutsis, ethnie favorisée au XIXème siècle, et les Hutus, qui ont à leur tour gagné les faveurs des puissants au siècle suivant, ont tiré leur épingle du jeu politique qui, pourtant, les instrumentalisait et tous en ont apprécié les bénéfices. Une fois arrivés au pouvoir, les Hutus ont œuvré eux-mêmes pour le conserver. Discriminés, sporadiquement massacrés, les Tutsis n’ont eu de cesse de le reconquérir ce pouvoir qui leur avait finalement été ravi. De cela, il n’est pas question. Une seule responsabilité est établie, et elle n’est nullement rwandaise.

cimetière

La haine ethnique est présentée comme le seul mobile, la seule raison au déchaînement de la violence. Et cette haine aurait été attisée par le colonisateur. C’est vrai. Mais pas seulement. C’est là toute la puissance de cette évocation du génocide. Elle joue sur la corde sensible du visiteur qui, anéanti par les images violentes qui lui sont présentées, par les récits difficiles à entendre et l’ambiance morbide, abdique sa capacité d’analyse sur l’autel de la culpabilité, le fameux « fardeau de l’homme blanc ». Rien n’est dit sur les enjeux politiques, ni sur les enjeux économiques qui ont sous-tendu la violence.

Les images du déroulement du génocide sont évidemment choquantes. C’était une épouvantable tuerie, les quelques scènes qui ont pu être filmées sont inhumaines. D’immenses photos et de petits films de témoignages racontent une progression inexorable qui n’a pu être stoppée que par la victoire des rebelles conduits par Paul Kagame et ses compagnons.

Ce qui m’a le plus heurtée, personnellement, n’est finalement pas ce récit que je le connais et que j’ai déjà vécu, mais toute la manipulation qui sous-tend cette muséographie. Ce sont les émotions, non la raison, qui sont invoquées. Rien n’est analysé, tout est décrit, la mise en perspective historique est orientée de façon à ce que le visiteur sache ce qu’il lui faut comprendre et on lui indique même la manière de comprendre. On culpabilise l’autre pour ne pas avoir à s’interroger soi-même sur sa propre culpabilité. Une parfaite illustration d’un vieux proverbe africain : tant que les histoires de chasse seront racontées par les chasseurs, le lion sera toujours perdant…


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