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6 février 2015 | Mort d’Assia Djebar

Publié le 06 février 2016 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours



Il y a un an, le 6 février 2015, mourait à Paris Assia Djebar. Fille d’un instituteur, Fatima Zohra Imalayène naît à Cherchell en Algérie le 30 juin 1936 dans une famille de la petite bourgeoisie. Elle entre au collège de Blida puis se rend à Paris pour poursuivre ses études. Elle est la première algérienne et la première musulmane à intégrer l’École normale supérieure de Sèvres (1955). En 1956, participant à la grève des étudiants algériens, elle est exclue de l’école. En 1957, elle publie aux éditions Julliard La Soif sous le pseudonyme d’Assia Djebar. Assia — la consolation — et Djebar — l’intransigeance. Suivent, toujours chez le même éditeur, Les Impatients (1958), Les Enfants du Nouveau Monde (1962), Les Alouettes naïves (1967). Elle délaisse un temps l’écriture pour se consacrer au cinéma. Son film La Nouba des femmes du mont Chenoua obtient le prix de la critique internationale-Biennale de Venise en 1979.

Assia Djebar se remet à l’écriture et publie sans discontinuer, romans et nouvelles. Parmi ses œuvres les plus importantes figurent Loin de Médine sous-titré Filles d’Ismaël (1991), La Femme sans sépulture (2002), La Disparition de la langue française (2003).

Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (1999), Assia Djebar a été récompensée par des prix prestigieux. Les prix Maurice-Maeterlinck (1994) et Marguerite-Yourcenar (1999), le Prix de la Paix (2000)… Elle est élue membre de l’Académie Française en 2005. Son œuvre, considérée comme l’une des plus importantes du Maghreb, a été traduite en vingt-trois langues. La Disparition de la langue française évoque le retour d’un homme en Algérie après un long exil.

EXTRAIT DE LA DISPARITION DE LA LANGUE FRANÇAISE

Stances pour Nadjia

Je n’écris pas pour entendre ta voix : ton accent, ton parler, ta respiration, tes râles.
Je m’installe en scribe devant toi, face à toi, contre toi, au-dedans de ma parole silencieuse.
En français, je continue ma seule trace, ma seule traque, vers toi, vers ton ombre.
Écrire et glisser à la langue franque, c’est le moyen sûr de garder, tout près, ta voix, tes paroles. Ce prolongement d’échos dans ma chambre, face à la mer et à son horizon, net comme un fil du désir, m’aide à garder espoir que ma parole — moi aussi « celle d’après l’amour » — vous atteigne un jour !
Je ne m’adresse alors à vous qu’en arabe, ma sœur-amante — vous dans mes bras. À présent, je nous imagine à Rome, la rumeur de la Piazza Navona nous parvient par la fenêtre de la chambre d’hôtel. J’échange avec vous mes mots d’enfant, je vous pénètre à nouveau, sur une couche basse, n’importe quel matelas posé à même le carrelage bleu, la porte entrebâillée vers un patio écrasé par la chaleur. Nous nous retrouvons ensuite peut-être en Sicile, mais au cours d’un autre siècle, passagers enchaînés, sinon l’un à l’autre dans ces étreintes de nos retrouvailles, liés oui, par les mêmes mots de l’enfance que laisse échapper la fureur : violence des autres, douceur exigeante pour nous deux seuls, je t’appelle dans mon dialecte andalou : ya Khti!, ma petite sœur, notre endogamie n’est qu’apparente, nous sommes semblables et pourtant contraires, silencieux, sourcilleux pareillement…
J’écris dans votre ombre, dans une langue de solitude dont la lumière me blesse ! Ce français va-t-il geler ma voix ? Tandis que ma main court sur le papier, serais-je en train de tendre un linceul entre toi et moi ?
J’écris pour vous ? Tout contre vous ? De sentir que c’est pour vous seulement, me voici, soudain, de plain-pied (pour la première fois de ma vie) dans ma langue d’écrivain, installé en profondeur, prenant racine, pourrais-je dire.
Je me suis révélé, dans l’exil, écrivain non persévérant !
Grâce à vous, plus je cherche mes mots, plus je trouve un rythme à moi, peut-être parce que je désire vous atteindre, vous reprendre, sinon dans mes bras, au moins dans cet élan de ma volonté…
Mon écriture, tendue vers vous, devient ma peau, mes muscles, ma voix : mon français fluctue pour que vous entendiez le bruit des vagues sous ma fenêtre, vous vous en souvenez ?
L’amour-passion n’est point excès de mots, de caresses, de violences dans la fusion qui se prolonge, il est tatouage sur du papier à lire : au cas où je ne reviendrais ni vers vous ni vers…
Je vous écris : je vous parle, je me maintiens contre votre ouïe…

Assia Dejebar, La Disparition de la langue française, éditions Albin Michel, 2003, pp. 170-171-172-173.



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