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Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière par Angèle Paoli

Publié le 29 mai 2016 par Angèle Paoli
Sylvie-E. Saliceti, Couteau de lumière,
éditions Rougerie, 2016.


Lecture d’Angèle Paoli


« UNE NEIGE D’ENCRE — PRESQUE BLEUE — ÉBLOUISSANTE »

Dans son dernier recueil – Couteau de lumière, sous-titré Trois pierres à cerf –, Sylvie-E. Saliceti convie le lecteur à partager le mystère de sa création poétique : une création de maître-charpentier abondamment nourrie par une immersion profonde dans les domaines de réflexion qui lui tiennent à cœur. Ainsi que par la fréquentation intime des poètes avec lesquels elle entre en résonance. Poésie philosophie souffle du hassidisme connaissance des mythes et de la symbolique qui s’en dégage ou qui les fonde, réminiscence des écritures anciennes entrent en parfaite symbiose, donnant à découvrir une poésie singulière qui re-noue des liens étroits avec nos origines et fondations premières. Et dévoile des vers d’une fascinante et fulgurante vérité :

« Écrire incline vers le blanc » / « J’habite ici, dans l’énergie du vide » / « On est léger quand on a tout perdu » / « Écrire est une nage ancienne » / « Il manque une étoile — comme une note absente du clavier… »

La poète dresse trois stèles anciennes. Trois mégalithes gravés non d’idéogrammes (Segalen), mais de cerfs incisés dans le « regard de la pierre », au creux des nervures des schistes. « Pierres écrites » à décrypter pour en réinventer le chant. Chaque stèle est placée sous l’égide d’un poète : Thierry Metz, le poète qui penche, préside à la confrontation avec la première stèle, « Élan contre la terre », avec ces quelques vers mis en exergue :

« T’écrire mène souvent
à l’enfant, à sa tombe,
à des pierres… ».

Pierres / enfant / mort. Cette trilogie, outre qu’elle ouvre sur une mise à mort de l’élan, annonce les vers du poème suivant :

« Un enfant est mort. Le père le porte, son poids penche vers le sol. »

La deuxième stèle (insolitement initiée en page paire et non en belle page) : « La mer chaude comme un daim » est introduite par des vers d’Erri De Luca. Tirés du recueil Œuvres sur l’eau :

« Pour celui qui écrit des histoires au sec de la prose, l’aventure des vers est une pleine mer ».

À quoi répond en écho le vers d’ouverture de la section :

« Où l’on se baigne dans le poème de la mer ».

L’intitulé de la stèle annonce celui du poème de clôture emprunté au poète Jean-Claude Renard : « La mer chaude comme un cerf ».

La troisième stèle (également introduite en page paire), « Vieil homme d’hiver », est un écho au poème en prose « La vie dure » du poète Pierre Reverdy : « C’est un vieil homme d’hiver qui ne meurt pas » (in La Lucarne ovale, 1916).

Un écho à Pierre Reverdy lui-même : le poème s’ouvre et se ferme sur la date du 17 juin 1960, jour de la mort du poète :

« C’était le soir du 17 juin 1960.
[…] à Solesmes. »

Les trois stèles et les trois poètes forment un ensemble réuni sous le titre foudroyant Couteau de lumière. Une expression ambivalente empruntée à Carnet de soleil de Christian Bobin, cité dans la première épigraphe :

« La vie est un couteau de lumière dont la lame s’enfonce dans le cœur des saints et des cerfs. »

Sur la même page, après un long interlignage, répond en écho une citation de Pascal Quignard :

« Il y a une joie d’abîme dans les caprices des cabris » (in Boutès)

La mise en abyme étymologique — caprices / cabris — conduit la poète à ricocher sur la voie des cervidés et des caprins. Cerf / élan / chevreuil / daim / cabri occupent en effet le noyau de l’œuvre. Même si, au cours de la traversée créatrice, les chevaux font aussi leur apparition. Horses Horses Horses [coming in all directions ?].

Quel que soit le poète vers lequel on se tourne, la mort est à l’œuvre qui dessine ses ombres antithétiques et aiguise la réflexion. De la flèche qui immobilise l’animal, à la lame qui « creuse le temps », au ciseau (l’amour) qui « taille le feu », jusqu’au « coupe-papier qui incise l’arête des pages », le sectionnement est image récurrente qui préside pourtant à l’union :

« Les grains sur la peau s’unissent aux ombres — tout ce qui est séparé se rassemble à l’entaille de ce geste. »

D’une stèle à l’autre, la poète sème en chemin de multiples signes, tisse un réseau serré de liens, ouvre des pistes, glisse des jeux de lumière (une lumière qui est ici violence, « sauvagerie ») et d’ombres sur les énigmes du poème. Et le construit. En patience et en sagesse. Le chiffre trois scandant sa geste.

Ainsi croisons-nous le trompettiste Chet Baker dont « le long phrasé » d’Almost Blue clôt la première stèle mais annonce aussi les « presque bleus » du poème d’ouverture de la seconde stèle :

« Où l’on se baigne dans le poème de la mer

presque bleus le vent et le delta Presque bleus les
animaux muets au bord du fleuve — l’eau flam-
boyante la morte la corrompue Les cerfs ont assé-
ché le puits de la parole Les hommes patientent aux
fresques du silence Presque bleue la goutte dense
de leur sang et nos voix fertiles Presque bleues les
choses promises à nos yeux. »

Viennent ensuite, dans le poème consacré à Pierre Reverdy — « Perdre le sentiment » —, le poète Jean-Claude Renard et le vers « La mer chaude comme un cerf » et aussi, implicitement, la Patti Smith de Horses. Dans un même poème, Yves Bonnefoy avoisine le poète de l’école hermétique Giuseppe Ungaretti. La Dunja aux yeux de velours se profile dans l’attente. D’une immobilité à l’autre, celle de la rivière Douve et celle du poète italien, se glissent les « écorces » des mots, seules susceptibles d’établir le lien entre des souffles aussi différents que celui des deux hommes :

« Sur l’eau, j’ai tracé les planches courbes.
L’immobilité glisse » […]

« Les mots sont nos écorces — lettres de plomb sur
la peau blanche
La lumière usée des poèmes cloue le fond des
barques dont aucune nage vivante ne déjoue les
courants

Un poète italien attend d’accoster.
Il attend Dunja — la biche aux yeux de ténèbres. »

Dans la lecture des pierres, la poète est passée maître. C’est là, parmi les glyphes, qu’elle rejoint sa lignée. Là, sur les surfaces incrustées de signes, qu'elle « interroge l’inscription et l’effacement » ; « questionne la blessure miraculeuse » ; se penche sur les pierres taillées (ainsi des trois dédicataires du recueil), gravures et runes, cherche les signes sous la cendre ; « sous la couche neigeuse », elle déterre des visages. Elle lit dans « les bois vifs de l’enfance » aussi bien que dans les bois chantournés des élans, transmet la « parole du soleil à la mer », fait sourdre sous la caresse « l’écriture humide ».

« Je lis les pierres à cerfs de ma lignée. »

Dans sa verticalité essentielle, la pierre est liée à la verticalité de l’arbre, et l’arbre — tronc et ramure — lié aux ramures du cerf. Pierre et arbre sont reliés au ciel. Ensemble ils reçoivent et transmettent la force cosmique nécessaire au souffle de vie à la combustion à la chaleur première au feu initiatique. Ce savoir n’élude d'aucune façon le questionnement :

« Suis-je cet arbre d’eau dont nulle racine n’est le
centre ?
Et qui pourtant me donne un nom. »

Le poème est la demeure de Sylvie-E. Saliceti, et le cosmos, étoiles vents nuages montagnes rivières bois oiseaux et pierres, a autant d’importance qu’un hameau en ruine ou que les murs d’une chapelle abandonnée au maquis. Les pierres parlent, comme les bois des cerfs et comme les mains. Il suffit de se mettre à l’écoute de ce qui subrepticement se manifeste :

« Le dieu est là dans le puits. Petit dieu couvert de
pierres et de figues de barbarie — il appelle la sève
depuis le fond du texte. »

Il suffit de peu de chose. Il suffit de faire don :

« Sur le seuil, j’ai déposé trois boules d’argile. »

Une boule pour chaque poète, peut-être.

De cette lecture à trois temps, la poète enfante son triptyque chamanique où se lisent et se lient amour et mort, forces cosmiques de la nature (mer et montagne indissociables), légendes christiques du cerf « prophète » — symbole d’élection, de sacrifice et de résurrection —, sans cesse menacé :

« Heureux pour lui qu’il soit né avec des sabots
pour s’enfuir. »

Et toujours, dans cette traversée de vaticinatrice, l’accompagnent les énigmes, devinettes ou logogriphes. Peut-être à la manière de… :

« Qui a dit : par degrés, être l’homme qui pose le sel sur la pierre ? »

« Où est la demeure des oiseaux ? »

« Pourquoi n’ont-ils rien écrit les oiseaux ? Où s’en
vont nos silences après le dernier ? »

Peut-être la réponse se trouve-t-elle en amont, dans l’effacement qui les caractérise :

« Leur parole fut si simple, elle a traversé le monde, pareille au vent dans la plaine. »

Comme l’oiseau, Sylvie-E. Saliceti fait le choix du retrait, qui va de pair avec la solitude et le silence. Son travail d’architecte accompli, elle peut dire :

« Dans ma main il y a une seule vie. Une seule pierre. »

Couteau de lumière. Trois mots réunis en une œuvre unique. « Une neige d’encre — presque bleue — éblouissante. »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Couteau-de-lumière-2015 Éditions Rougerie, 2016." /> Éditions Rougerie, 2016." />



SYLVIE-E. SALICETI

Sylvie Saliceti


■ Sylvie-E. Saliceti
sur Terres de femmes

[Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
Le batelier
→ La danse de Sakuntala
Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
→ (dans l’anthologie Terres de femmes) La grenade

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la revue Traversées)
une lecture de Couteau de lumière par Marc Wetzel



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