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La salamandre du mandala

Publié le 14 juin 2016 par Les Alluvions.com
A Fernande E.B., pour qui, je le sais, ces mots ne seront pas vains.
"La jeune salamandre du mandala va passer encore un an ou deux à se nourrir dans la couche de feuilles mortes avant d'être assez grosse pour être sexuellement mature. Le pléthodon a un appétit féroce, comme tous les carnivores. Les salamandres sont les requins de la litière forestière, en maraude entre ses couches de feuilles et dévorant des invertébrés de petite taille."
David G. Haskell, Un an dans la vie d'une forêt, Champs/Flammarion, 2016, p. 68
Comment glisser du poétique sable bleu à cette salamandre au nom de dinosaure ?
C'est d'abord une histoire de A.
Il faut revenir à cette note du poète Antoine Emaz, dans Planche, et particulièrement sur ce paragraphe :
"Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été. Et non. On va rester dans le plat calme bleu et l'immobilité des arbres."
J'avais signalé le jeu des assonances : bas, calme, sable, plat, arbres, où le a s'impose ; mais il faut remarquer aussi l'allitération de la liquide l :  plus bas dans le calme... le sable silencieux... le plat calme bleu et l'immobilité des arbres, ainsi que de la dentale d, dans la première phrase : Il faudrait descendre plus bas dans le calme, au fond, pour trouver encore des mots dans le sable silencieux de ce début d'après-midi d'été.
Et j'avais encore cette sorte de musique en tête lorsque je me suis replongé, comme je le fais de temps à autre, dans la merveilleuse chronique de David Haskell dont j'ai déjà parlée. Rappelons qu'il appelle son mandala le mètre carré de verdure qu'il revient explorer régulièrement tout au long d'une année dans une forêt primaire du Tennessee. Le 28 février, c'est donc une salamandre qu'il voit jaillir de la litière forestière.
La salamandre du mandala.

La salamandre du mandala

Édition anglaise du livre : "Each of this book's short chapters begins with a simple observation: a salamander scuttling across the leaf litter; the first blossom of spring wildflowers."

Pas moins de neuf "a" dans l'expression, où salamandre et mandala sonnent presque comme des anagrammes (amusons-nous : salamandre peut se recomposer en res mandala, autrement dit la chose du mandala, latin res, chose).
Mais n'est-elle pas, malgré tout, gratuite et fortuite cette dérive  du poète angevin (Emaz) au biologiste américain (Haskell) ?
Sans doute - et cela n'a guère d'importance que l'on me suive ou pas dans cette dérive - mais on peut tout de même continuer à jouer : le mouvement même que propose le poète (descendre plus bas dans le calme, dans le sable silencieux), c'est littéralement le mouvement de la salamandre : "L'hiver, écrit Haskell, elles se faufilent entre les rochers pour échapper au gel, menant une vie de troglodytes dans les ténèbres souterraines jusqu'à sept mètres sous la surface."

La salamandre du mandala

Salamandre rayée

Le poète n'est pas le seul à user de la métaphore : décrivant la salamandre, le biologiste y recourt volontiers : "Sa peau sombre et lisse est tachetée d'argent. De fines raies rouges courent sur son dos. Sa peau est incroyablement humide. Un nuage condensé en matière animée." [C'est moi qui souligne]
Je disais que cette espèce avait nom de dinosaure : pléthodon la désigne donc, qui vient du grec πληθος, « trop, excès », (qui a donné "pléthore") et οδους, « dent » (qu'on entend dans l'"orthodontiste"qui vous remet les dents en ligne). Donc, bien loin d'être une sans-dent, cette salamandre des Appalaches est dite avoir "trop de dents". En revanche, elle n'a point de poumons, et ceci n'est pas sans rapport : "L'évolution, explique Haskell, a débarrassé le pléthodon de ses poumons pour faire de sa bouche un piège plus efficace. Se passant de trachée et respirant par la peau, la salamandre a toute liberté de se colleter avec ses proies sans devoir s'arrêter pour respirer. Le pléthodon a conclu un marché avec le Shylock de l'évolution : une meilleure déglutition au prix de quelques grammes de poumon."
Finissons-en pour aujourd'hui. Je voudrais le faire sur une autre note d'Antoine Emaz (Planche, p.57) :  "Traînées roses dans le bleu passé du ciel ; il reste peu de lumière et je ferme les volets. Reviennent le dicton "nuages roses le soir, beau temps à avoir", et puis "la cloche de feu rose dans les nuages", de Rimbaud. J'aime bien ce rituel des volets, comme un signal : "Laisse ta page en l'état, tu n'iras pas plus loin. Et mets la table et la soupe en route."
PS : Pour qui serait tenté de pousser plus avant la divagation autour de la salamandre, je conseille la lecture de L'esprit de la salamandre, sur Fragments de géographie sacrée, de Robin Plackert. Le blog avait disparu des écrans (les administrateurs de plateforme n'aiment pas les hibernations prolongées), mais le voilà à nouveau en surface.

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