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BEFFROI : premières lignes...

Publié le 15 juillet 2016 par Yannbourven

 « Depuis que l'état de guerre existe, j'écris ce livre, tout le reste est vide à mes yeux. Je ne veux plus que vivre : alcool, extase, existence nue comme une femme nue - et troublée. »
Georges Bataille
I
Alan Beffroi dans Paris, en pleine Réalité-jour.
 Qu'est-ce que j'ai encore fait cette nuit ? Alan Beffroi est en nage. Sûr que j’ai de la fièvre ! Il ne reconnait plus son studio… On dirait qu’il a été dévasté par une énième tempête mentale. Parce que ce n’est pas la première fois que ça arrive ! Chaise, ordinateur, lampe, bières et mégots, étagère de livres, tout est renversé sur le parquet ! Un chat bleu à la fenêtre, ses miaulements douloureux et incessants n’ont pas l’air vrais, et lui aussi semble avoir été renversé !… À moins que ce ne soit le monde derrière cette fenêtre (cris de voisins, bruits de travaux, voitures qui klaxonnent, enfants qui jouent au foot dans le square, nuages lourds qui défilent) qui soit faux et renversé, et que ce chat aux miaulements douloureux, le mal de crâne d’Alan Beffroi, les terreurs diurnes et le bordel dans son studio soient les seules choses tout à fait réelles…     Alan beffroi se lève, il n’a dormi que 3 heures, il titube un peu en se frottant les yeux, et marche sur un livre… Panégyrique de Guy Debord, tiens, je pensais l’avoir prêté… Goût de métal dans la bouche. Ses gencives saignent. Il se regarde dans le miroir de la salle de bains : drôle de gueule, qu’il a du mal à reconnaître, comme si elle avait été déformée, boxée par le souffle brutal des Ombres perverses de la nuit passée… Est-ce bien moi ? Je rêve ou quoi ? Double en transe, es-tu là ?  Tu te reposes enfin, mon salaud ?… Il se regarde encore, et pense à ce film sur lequel il s’est endormi tout à l’heure en rentrant, je me souviens plus du titre, Robert De Niro y tenait le rôle principal, et même qu’il parlait avec un fort accent sudiste, ou avec un autre accent, italien peut-être, et il boxait, il vieillissait mal, ou bien il se vengeait sur un bateau, il avait le dos tatoué je crois, Raging BullCape Fear… merde, c’est lequel ? Faudra que je vérifie sur l’historique de l’ordi… Alan glorifie tellement cet acteur… Comment réagirait Bob les lendemains de cuite ? Personne ne sait vraiment, lui au moins il joue la comédie, c’est beaucoup moins dangereux… Alors il songe à Debord qui le fascine, que disait-il déjà, Guy-Ernest, dans ces moments-là ? Debord : Il y a des matins émouvants mais difficiles. De Niro : C’est à moi que tu parles ?Le Chat bleu : Je n’appartiens à  personne, moi ! Je n’existe presque pas !Ah ! Quel réveil ! Tout se mélange… Après avoir allumé et éteint 12 fois le néon de la cuisine il boit 1,5 litre d’eau cul sec, avant de tout dégueuler 2 minutes plus tard dans l'évier, alors il ouvre et referme 4 fois le tiroir blanc de la salle de bains en clignant 6 fois des yeux, il se met à faire 16 pompes sur le tapis, puis ramasse quelques objets qui trainaient par terre et les dispose délicatement sur la table basse, trousseau de clés parallèle au portable éteint, livre de Debord perpendiculaire au trousseau de clés, briquet posé exactement à 3 centimètres à droite du paquet de clopes vide …  Mais faites taire ce chat bleu diabolique, pitié ! Allez oust ! Dégage ! Faut que je me calme, respire, c’est ça, il faut ABSOLUMENT fuir ces murs jaunis sur lesquels sont projetés ces rêves sordides et tendus qui se succèdent ! Cauchemars abjects et tortueux qui lui ont – en l’espace d’une petite année criblée de soirées de défonces, de petits boulots, de textes inachevés, de filles tordues et de contrariétés – cousu les paupières.Il se sent tout à fait seul, là, dans son satané tombeau profané par son Double en transe, son foutu studio en lambeaux : impasse-dortoir qu’il emprunterait malgré lui chaque petit matin en étant non armé. Contournant les enfants-monstres à la langue bien pendue.Il se sent tout à fait seul, là, sous ce plafond qui s’abaisse inexorablement de 8 centimètres par an environ, et au-dessous duquel il se gorge souvent de drogues, d’alcools forts et de littératures en attendant "d’y passer" : perds-toi dans le labyrinthe, écris, alterne, sois le créateur, trouve la sortie, alterne, perds-toi encore, alterne, reprends-toi, n’oublie pas d’écrire, alterne, et cætera… ainsi tu ralentiras ce cauchemar, ou accéléreras le compte à rebours, et peut-être bien que tu mourras (de vieillesse) bien avant de t’être fait complètement écraser par ce plafond de mépris. Je devrais peut-être me casser, comme ça sur un coup de tête … Mais je préfère rester là, tranquille (si l’on peut dire) à boire et à écrire que de me fatiguer à chercher un nouvel appartement de déraison dont le plafond, même s’il est plus haut, s’abaissera inexorablement sur moi de 8 centimètres par an environ… De toutes les façons ces logements se ressemblent tous, satanés tombeaux identiques… profanés par nos Doubles en transe.Allez ! Habille-toi, c’est ça, sors vite d’ici ! Je préfère encore traîner dehors…
Je vais errer en saboteur,les paupières cousues,
pour le moment…

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