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Cauchemar d'époque

Publié le 16 juillet 2016 par Jlk

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À propos d’Allegra, premier roman de Philippe Rahmy. Dont la porosité sensible et la force expressive pallient certaine invraisemblance du scénario dramatique.


On est immédiatement saisi par le récit en première personne d’Allegra, dont l’énergie et la frappe de la narration impressionnent. Sous l’aspect d’un roman réaliste en prise directe avec l’actualité contemporaine, le quatrième ouvrage de Philippe Rahmy – premier roman après deux récits –poèmes autobiographiques très remarquables (et très remarqués) et l’évocation non moins mémorable d’un séjour à Shanghai – s’apparente à la fois, toutes proportions gardées, aux écrits d’un Hanif Kureishi, nouvelliste et romancier anglo-pakistanais au regard acéré sur les convulsions du monde actuel, et, pour leur façon d’aborder la société et leur densité émotionnelle, aux films des frères Dardenne, plus précisément à L’Enfant.


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Si le roman de Philippe Rahmy pose, comme on le verra plus loin, des problèmes de vraisemblance au niveau de son ancrage dramatique dans la réalité, Allegra rend un son, pourrait-on dire, qui fait écho à notre époque à la façon d’un cauchemar.


L’évidence des faits
Au présent de l’indicatif, sous la schlague d’une narration très rythmée à phrases brèves, Abel, enfant unique d’Algériens établis en France du sud, raconte ses tribulations de fils de boucher en mal d’identité sûre, qui échappe à son milieu par le haut en bouclant de solide études en sciences économiques avant d’être recruté par un Iranien émigré à Londres et travaillant dans une banque à coloration islamique.
Or le battant Abel, vainqueur d’un moment au front de la haute finance où son algorithme personnel a fait florès, nous apparaît d’emblée en plein effondrement après la naissance d’Allegra et la panique dépressive de sa mère, Lizzie, qui s’est retournée contre lui.
Tout cela se trouve détaillé au fil d ‘une sorte de vrille narrative à coups de sonde rétrospectifs, avec des effets de réels bien dosés pour ce qui touche à l’actualité en cours – tel l’achèvement d’un film (Le Cheval de Turin) de Béla Tarr aux studios de Twickenham.
On revit ainsi la vie relativement heureuse de la famille d’Abel en Arles, avant l’abattage des abattoirs paradoxalement conviviaux - une sorte d’Eden fraternel au milieu des carcasses... -, l’exode à Nîmes et la détresse du père qui se sent dépossédé de ce qui faisait sa vie, ou bien encore cette scène de chasse au cerf à la fois initiatique et symbolique; et puis Londres, la City, un beau duplex dans la zone chic d’Oslo Court, pour ainsi dire la baraka jusqu’à la bascule dans toutes les embrouilles.
Clair et bien structuré dans ses aller-retour, le récit d’Abel constitue le portrait en creux, détaillé et crédible, d’un personnage à la fois compétent et lucide, attachant à proportion de sa fragilité, car Abel a des failles, aussi, où l’alcool et les aléas de la destinées mêlent leurs ondes et leurs ombres. En alternance, le récit d’Abel éclaire la déroute frisant l’hystérie de Lizzie, sans que la personnalité de celle-ci soit, elle, réellement détaillée.


Naissance de la haine
Le désarroi post partum des mères relève pour ainsi dire, aujourd’hui, du lieu commun, souvent accentué, voire exacerbé, par des conditions sociales ou psychologiques plus ou moins stressantes. Dans le cas de Lizzie, la compagne d’Abel, le phénomène est particulièrement aigu, qui confine à l’hystérie - du moins à en juger par ce qu’en dit Abel. Si celui-ci voit, en l’apparition d’Allegra dans leur vie, une forme de rédemption, comme il en va de Lizzie à la naissance de l’enfant, les relations entre les conjoints se dégradent bientôt au détriment d’Abel dont le frère de Lizzie, un certain Rufus vaguement écrivain et sûrement arabophobe, a dit à sa sœur de se méfier ; tout cela se passant sur fond de suspicion relancée par les attentats terroristes du métro londonien.

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Or, autant Lizzie – vendeuse chez Virgin au moment où elle a rencontré Abel, et cependant intello branchée sur les bords – s’est montrée railleuse à l’égard des problèmes d’identité de son boy friend, riant en outre de la prévention anti-arabe de son frère, autant elle paraît soudain rallier celui-ci en traitant Abel en étranger.
Allegra est un roman sociologiquement et psychologiquement étayé, jusqu’à un certain point en tout cas, avant d’accuser de croissantes faiblesses dans sa partie liée à la plus brûlante actualité, faute assurément, chez l’auteur, d’expérience sur le terrain, ou d’imagination retorse à la Dostoïevski...


Entre bombe et pétard mouillé


Le récit d’Allegra est essentiellement d’un homme seul, et réussi en tant que tel, qui laisse au cœur l’écho de la déchirure d’un père hanté par la mort de son enfant – on verra comment. En ce qui concerne les autres protagonistes, à savoir essentiellement Lizzie et Firouz, ce qu’on en sait reste à l’état d’esquisses, de sorte que le lecteur peine, notamment, à voir en l’Iranien le planificateur crédible d’un acte de terrorisme, et en Lizzie la complice de celui-ci. En clair : Abel, viré de la banque à la suite de contre-performances présumées, se trouve chargé par Firouz d’une mission consistant ni plus ni moins qu’en un attentat à la bombe dans le stade où seront inaugurés les J.O. de Londres.
Comme bien l’on pense, Philippe Rahmy s’est un peu renseigné sur la préparation d’un attentat, mais le mode opératoire du brave Abel tient plus ici du stéréotype de téléfilm ou du scénario de BD que d’un roman travaillant réellement une telle réalité. Le côté « téléphoné » de la suite de ses actions - jusqu’au moment crucial de l’inauguration des J.O. où, assis à côté d’une petite fille lui rappelant (ben voyons) son Allegra adorée, il renonce finalement à mettre à exécution le plan imposé par Firouz -, pèche décidément par manque de vraisemblance, mais l’important est peut être ailleurs ?
De fait, ce qu’il y a d’indéniablement étonnant, dans ce roman inabouti en sa partie la plus dramatique, tient à la lancinante persistance, après lecture, de ce qu’on pourrait dire l’écho d’un cauchemar. Ainsi la résonance quasi onirique, à tout le moins poétique, d’Allegra, pallie-t-elle son manque d’ancrage dans la complexité du réel. Ou plus exactement, au lieu d’un roman conséquent « sur » la fuite d’un individu perturbé dans le terrorisme – le propos par trop littéraire de l’écrivain est alors illustré par le rapprochement peu probant d’Abel et du Lafcadio de Gide célébrant l’acte gratuit…-, Allegra réussit bel et bien à capter et restituer, avec une réelle force expressive, les désarrois et les délires de personnages significatifs des gâchis personnels ou collectifs de notre drôle d’époque…


Philippe Rahmy. Allegra. La Table ronde, 186p.


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