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Sandrine Cnudde, Habiter l’aube par Angèle Paoli

Publié le 30 juillet 2016 par Angèle Paoli

Sandrine Cnudde, Habiter l'aube,
Collection " La route de cinq pieds ", éditions Tarabuste, 2016.
Treize photographies de l'auteur.

Lecture d'Angèle Paoli

Sandrine Cnudde,  Habiter l’aube par Angèle Paoli

UN CHANT D'ÉTERNITÉ
Ph. Sandrine Cnudde, Habiter l'aube, page 8.
" C'est une maison pleine de trous.
Une rivière terreuse la traverse de lune en lune.
L'éclat des pas retourne des miroirs pâles
et de vieux taureaux éteints boivent au rouge de nos doigts.
C'est la maison de l'aube. " (Sandrine Cnudde,Habiter l'aube, page 9)
Source

D ans la cochlée de la caverne murmure le chant des doigts qui effleurent. Parois qui se dessinent, strates oblongues bosselures concrétions. Se glisser par la chatière, laisser l'eau du sol incertain absorber le corps, prendre appui, se rassurer à l'ombre obscure de la lumière, noir profond d'un temps inatteignable. Les mains tâtonnent, les paumes trempent dans les ocres. Ancrent leurs formes dans la roche. Mains déployées à même les pliures et les fissures pariétales.

Pourtant l'on n'y voit rien. Ou si peu et si mal. On ne distingue que chapelets de pierre de cristaux, ramifications rideaux et striures, superpositions de lignes ombrées. Les photos de Sandrine Cnudde, " bougies allumées " que la poète insère en pages hors texte, sont efflorescences de noir de blanc où filtrent des lueurs parmi les frondaisons, derrière les cils, le long des " cloisons sombres ". Il faut se faufiler derrière la poète, repousser les peurs de la nuit, avec elle " habiter l'aube ". Se défaire de ses us et petits conforts, la suivre sur les sentes. " Je te convie à voir ", écrit-elle, dès les premières pages de son dernier recueil : Habiter l'aube. Et la lectrice de la suivre. Avide. D'emboîter le pas de la poète à travers la remontée des siècles. Ou, plus simplement, d'emprunter le même chemin : " suivre cette rivière à pied ". La Vézère ; depuis le plateau de Millevaches où la rivière prend sa source, jusqu'aux grottes de Dordogne où notre temps se perd dans la nuit des temps. Avec elle se fondre. En elle reconnaître sa part d'humanité :

" Vézère, je masse ta fontanelle liquide

qui opère les liquides de ma masse.

Je suis de cette humanité sédimentée sur tes rives.

Le soleil brille. "

Œil-torche. Pupille et paupière inversées. Fente verticale qui cille plus étrangement et fixe, derrière ridules et poils, lumière sombre d'un œil géant d'auroch, peut-être. Se glisser-voir, tenter de retrouver et de faire revivre ce qui fut il y a des millions d'années et que voyaient les magdaléniens nos ancêtres, qui nous ont précédés en ces lieux. Traquer le paysage. Fossiles calcaires de vertèbres le long desquels fendre les pentes jusqu'à l'orée des lavandes.

D'où nous vient cette nostalgie des aurochs ? Lisant Habiter l'aube, je m'interroge. Avec Sandrine Cnudde pour guide, le désir opère, profond, qui tenaille longtemps après la traversée du voyage poétique auquel elle invite. Voyage en préhistoire. Traversée silencieuse sous les nuages, dans le contact permanent avec l'eau et la pierre, les arbres et les étoiles. Avec pour seul compagnon le chien complice de ses peurs. Ensemble ils forment un étrange hybride ; un " cyclope à six pattes ". Seul susceptible de faire " sauter la calcite déposée sur nos langues. " Lesquelles " se renouent dans une inclusion goulue d'humanité. "

Le désir est tenace, chez la poète, de retrouver ce " versant animal ", indissociable de son projet de marcheuse. Il devient aussi le nôtre. Magie des mots qui rend possible l'appropriation du monde, ou plus exactement un fusionnement profond semblable sans doute à celui que réalisaient nos ancêtres en peignant sur les parois rocheuses des cavernes. Scènes de chasse émouvantes, poursuite des grands fauves laineux, mammouths géants et cerfs - ces " scribes-à-la ramure " -, qui perpétuent leur course à travers temps.

" Au fond des grandes réserves de nuit

il y a des murs mous activés par des doigts agiles

secoués de tourbillons cornus et de remous à bosses. "

En amont d' " habiter l'aube ", il y a les origines :

" La source : une jeune fille sans visage ". Doublée d'un poids plume :

" Ce doit être d'avoir trop longtemps

pesé moins de cinquante kilos

et trop souvent déménagé

pour ressentir un tel besoin de

massif

central "

Avant la jeune fille, en remontant plus loin encore, il y a une petite fille de cinq ans. Sandrine Cnudde se retourne un instant sur ses jeunes années et y croise la rivière Corrèze, affluent de la Dordogne à qui elle rend hommage. Chant vibrant inscrit sur une photo en double page, ombres et trouées de lumière :

" Ô Corrèze, Corrèze !

mégacéros de mon enfance.

Je connais ma taille dans tes forêts.

Ta Souvigne est

ma rivière juste

en nouant les bras, j'en croise les deux rives. "

Comme un écho à cette double page et à cet hymne à la Corrèze survient l'hommage aux " pères ", poème qui se déroule sur huit vers (libres) entre deux vers identiques, formant paroi, rives d'une même rivière qui se rejoignent après découlement de son flot :

" Les pères partent comme les pentes pleines d'eau-fièvre. " (vers 1 et 8 de la page 23)

Pères invisibles qui poursuivent leur route et hantent la mémoire, plus présents sans doute et plus vrais que nombre d'inventions qui s'imposent au regard par la violence.

C'est toujours aux intersections que se fait l'échange et que se construit le monde. Couseuse infatigable, Sandrine Cnudde brode ses contes sur la répétition et sur les formules incantatoires. En magicienne sensible aux rituels célestes, elle dialogue avec l'aigle, proche en cela des artistes qui habitaient les grands espaces glaciaires, en adéquation parfaite avec le monde animal. Adepte de la verticalité et de l'élévation, la conteuse-couseuse connaît l'art d'assembler les " parcelles " pour composer le dessin de son espace mental, land art personnel que domine " la grande forêt ".

" À l'écoute d'un souffle venu des fissures de la terre ", la poète renoue avec les origines du monde. Et redécouvre ce qui la fonde en profondeur :

" tu réalises alors que ce que tu
contactes dans ce ravin des années
c'est ta seule Robe irradiante
nudité. "

Habiter l'aube. Une leçon de vie exigeante et profonde. Une " barque de papier " où rejoindre " l'âge d'homme " en suivant le cours secret des rivières, celui-là même qui permet à la poète de partager avec nous son " chant d'éternité ".

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Sandrine Cnudde,  Habiter l’aube par Angèle Paoli

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