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Pour tout dire (feuilleton)

Publié le 22 août 2016 par Jlk

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À propos de la (folle) démarche autobiographique de l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard. De l’absolu inatteignable du TOUT DIRE, avec ses modulations décentes ou scandaleuses, dans la filiation de Proust. En commençant de lire La mort d’un père...

À La Désirade, ce samedi 20 août 2016.1. Il m’est arrivé hier quelque chose que je n’imaginais pas avant-hier, consistant à découvrir un livre d’un écrivain norvégien quadra qui pourrait être mon fils par l’âge, comme je pourrais être le petit-fils de Marcel Proust si la Providence en avait eu la fantaisie, et dont la démarche autobiographique visant l’inatteignable absolu du TOUT DIRE, à la fois courageuse et vouée au scandale, recoupe celle des carnets que je tiens depuis la fin des années 60 - où, précisément, cet auteur du nom de Karl Ove Knausgaard a vu le jour -, dont j’ai publié plus de 2000 pages sur lesquelles seules 500 pages, dans le volume intitulé L’Ambassade du papillon, traduisent cette aspiration au TOUT DIRE puisque je n’y ai fait aucune retouche en dépit de coupes nécessitées par le format du livre, entre autres pages jugées impubliables par l’éditeur.

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Or Knausgaard a poussé le bouchon bien au-delà de ce qu’on pourrait dire la ligne rouge de la pudeur ou de la protection de son entourage, et d’emblée la lecture de La Mort d’un père m’a saisi et passionné, mais à la fois conforté dans mon actuelle position de réserve personnelle qui aurait dû m’interdire, en principe, de blesser des personnes vivantes en les nommant dans un livre publié - ce que j’ai pourtant fait dans L’Ambassade du papillon...

Ce qui m’intéresse alors dans le cas de Knausgaard, dont la démarche est aussi radicale et peut-être détestable (lui-même dit détester ce qu’il écrit et regretter de se comporter en « tueur ») que littéraire, c’est précisément que son apparence « brute de décoffrage » va bel et bien de pair avec une démarche littéraire de type proustien transposée dans notre époque de langage avarié et d’indiscrétion généraliseée, avec une vivacité narrative, une limpidité et une originalité dans les variations de focale de son observation qui relève de la littérature considérée comme une sorte de journal de bord de l’humanité, ainsi que la définissait John Cowper Powys.

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C’est à cause de Proust que j’ai découvert hier Knausgaard, ou plutôt grâce à l’une de mes libraires préférées, du nom de France Rossier, à la librairie La Fontaine de Vevey (on parque sur la Grand’Place et c’est à droite au début de le rue du Lac très prisée ces jours par les touristes de partout), à laquelle j’ai d’abord dit mon peu d’empressement de lire les livres de la rentrée, assez occupé que je suis ces jours à (re)lire l’intégrale de la Recherche du temps perdu à raison de dix pages par jours, et cinq ou sept autres livres de la pile de cinq ou sept cents qui attendent.
Du moins lui ai-je acheté, par curiosité, le roman écrit à dix-huits mains par les kids de l’AJAR, sous le beau titre de Vivre près des tilleuls ; le dernier recueil de textes d’Erri De Luca intitulé Le plus et le moins, deux récits de l’écrivain-voyageur Richard Kapuscinski (Il n’y aura pas de paradis et Le Christ à la carabine) et un roman islandais que m’a recommandé un vieil ami de Facebook, le tout jeune Maveric (moins de 20 ans), D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, signé Jón Kalman Stefánnson.

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Or au moment où j’allais payer cette (bonne) pioche, France Rossier me dit « attendez voir ! », et la voici se diriger vers le rayon des poches d’où elle revient avec cette Mort d’un père de Knausgaard qu’elle tenait à m’offrir gracieusement, me promettant la lecture d’une autobiographie tellement hors du commun, voire invraisemblable, qu’on pouvait subodorer une affabulation, mais enfin j’en jugerais, en tout cas si ce n’était pas Proust ça y faisait penser parfois.
Et de fait, deux quarts d’heure plus tard, attablé devant une Suze sur la terrasse du café du Signal (à gauche en montant la route qui conduit au Vallon de Villard par les Bains de l’Alliaz, dont le patron est top sympa), je trouvai, dans les premières pages de La mort d’un père, consacrée à notre façon de planquer les morts sous des draps (au bord de la route en cas d’accident de voiture, ou à la morgue) et d’en évacuer la réalité physique sous terre, etc., puis dans les pages qu’il consacre à l’immuabilité des yeux dans un visage (on vérifie au selfie ou sur les derniers portraits de Rembrant), ou encore à la redoutable réalité que représentent les soins d’une enfant en bas âge et les vacations ménagères d’un père moderne, au détriment de sa passion d’écrire, quelque chose d’effectivement proustien chez cet écrivain qui confesse d’ailleurs avoir « bu la Recherche du temps perdu » et dont un thème de la réflexion narrative porte immédiatement sur notre situation dans le Temps…

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2. Si j'étais Knausgaard, je n'hésiterais pas à écrire une page de mon autobiographie à moi sur la gêne que j'éprouvais en bandant dans ma culotte courte de petit collégien, coincé entre mes sœurs à l'arrière de la première Volkswagen de mon père, donc vers mes dix ans, certains dimanches après-midi où l'on ne pouvait échapper à la promenade familiale, mais je ne suis pas Knausgaard qui, lui, n'hésite pas à décrire ses érections d'ado inquiet de se voir la queue « un peu tordue et de travers comme une horrible souche de la forêt », et plus tard la situation grotesque dans laquelle il s’est trouvé de ce fait lors d’une première semi-baise mal barrée .
Si je ne suis pas Knausgsard, je ne reconnais pas moins, dans le parti pris de son TOUT DIRE - dont la composante physiologique ou mécanique de la sexualité n'est qu'un détail infime dans le magma de la réalité qu’il brasse -, une exigence d'honnêteté qui nous le rend immédiatement très proche, et cela s'avère à tous égards, qu'il parle de l'évolution de ses relations ambivalentes avec son père, de son irrépressible besoin d’écrire, de sa première guitare de rocker raté ou de sa deuxième cuite et du « quelque chose d’inépuisable » que l’alcool lui a fait entrevoir alors.

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La façon dont Knausgaard parle, la quarantaine passée, du premier regard porté sur les jeunes filles en fleurs de son adolescence, m’a aussitôt projeté quarante ans en arrière, comme la première apparition de son père, en train de jardiner, m’a rappelé le nôtre retournant un carreau de terre pour y trouver tantôt un tibia et tantôt un crâne – la terre de notre jardin provenant de l’excavation de l’ancien cimetière de la Sallaz sur les hauts de Lausanne…
De la même façon, son évocation des jeunes filles en fleurs mâcheuses de chewing-gum, dans sa Norvège des années 80, m’a rappelé les filles de notre quartier et, plus précisément, l’homonyme de France Rossier, notre voisine coiffeuse dont je ne préciserai pas le prénom vu qu'elle vit encore (dixit ma sœur aînée), et qui, peu après mon bac, m'a saoulé pour que je la saute un soir de vacances d'été où tout était tranquille dans le quartier…
Le génie de Proust, je le conçois chaque jour un peu mieux, se manifeste (notamment) par l'imagination dont il fait preuve dans les mises en rapport des innombrables situations concrètes ou fantasmées de ce qu'il appelle les intermittences du coeur. La librairie France Rossier se demandait si j'allais trouver du Proust chez Knausgsaard ou réagir comme ces critiques français s'offusquant (à la télé ou à la radio) de ce qu'on pût comparer le Norvégien au cher Marcel ? Il est vrai que le vécu de celui-ci n'a rien à voir avec celui de Knausgaard, et que l’écriture de ce dernier n’a pas la grâce artiste de la phrase proustienne, mais l'attention au plus-que réel des deux écrivains les apparente autant que leur façon tâtonnante de se raconter.

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Ainsi les situations les plus quotidiennes, voire les plus banales, dans le milieu très classe moyenne nordique de Knausgaard, relèvent-elle d'une porosité et d'une plasticité quasi hyperréaliste, qui n’ont rien à voir avec le beau monde du quartier Saint Germain et qui n’en sont pas moins proches de certaines observations proustiennes, tant par la précision que par l'humour sous jacent lié aussi au décalage du temps de la vie vécue et de sa transposition littéraire…

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3. Où étions-nous durant la nuit de Saint-sylvestre marquant la fin de l'année 1984 et le premier jour de 1985 ? C'est là question que nous pourrions nous poser en lisant l'évocation féerique de cette nuit vers les pages 155 et suivantes de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, qui m'a fait penser à certaines scènes de réjouissance collective de Fellini, par exemple au tout début d'Amarcord ou à l'apparition magique du paquebot...
J'ai forcément noté, dans mes carnets, ce que nous avons fait cette nuit-là, mais ce que je retiens de l'évocation de Knausgaard se rapporte essentiellement à la féerie de cette célébration nocturne et à l'attention portée par l'écrivain à l'univers, même éclaté (surtout éclaté) des familles; en outre, le seul chiffre de 1985 signifie à mes yeux la naissance de notre second enfant et la mort en montagne, trois mois auparavant, de mon ami Reynald.

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Les écrivains qui attaquent le roman familial (dont un Philippe Sollers) ou le réalisme prétendument « populiste » (un Charles Dantzig) me font sourire, me rappelant un Alexandre Zinoviev fustigeant l’idéologie soviétique avec une furia d’idéologue soviétique, ou tous ceux qui brocardent le nombrilisme des autres avant de tout ramener à eux. Knausgaard n'écrit pas un roman familial : il écrit la vie. À un moment donné de sa vie (il a 16 ans en 1984), il se documentait à fond sur les groupes de rock de l'époque, initié par son grand frère Yngve, tâchait de reproduire les accords de tel ou tel morceau sur sa guitare et se demandait comment attirer l'attention d'une certaine fille, peut-être présente à l'une des fêtes de cette nuit-la.


Se rappelant la maison familiale, il décrit le sentiment d’étrangeté, voire d’hostilité, des murs et de objets à son égard, qu’il éprouvait quand il était seul en ladite maison, alors que tout redevenait accueillant quand l’un ou l’autre des membres de sa famille y pénétrait. Or tout cela nous ramène forcément à nous, par ressemblance ou par dissemblance.


Il est clair, à mes yeux, que la meilleure littérature me ramène à moi, mais ce moi est propre à tous. L'on voit ces jours un collectif de jeunes écrivains romands, attroupés sous le sigle de l’AJAR, s'en prendre au moi sempiternel de l'auteur « classique » pour lui opposer leur travail de groupe tellement plus convivial et libéré du nombrilisme, n’est-ce pas. Or cette niaiserie « jeuniste » à peut-être du bon momentanément, comme tout exercice sportif ou artisanal, classe de violon ou atelier d’écriture à Missoula. Mais ensuite ? Qui fait les vrais livres ? Qui d’autres que des cinglés solitaires, des âmes sensibles perdues sur un atoll au milieu de la foule, un Bouvier ou un Cendrars et pas un collectif de groupies de Bouvier ou de Cendrars, etc.
Une chose est de construire une bonne série télévisée, genre Six Feet under, et ça peut se faire en collectif de pros de haut niveau, mais autre chose est d’écrire la première page de La mort d’un père, où se trouve décrit le mécanisme inéluctable de la mort d’un corps humain au milieu des objets qui l’entourent, globalement indifférents au phénomène, ou le début du Voyage au bout de la nuit ou la scène de la mort du prince André dans La guerre et la paix, etc.


« La littérature me semble ce qui fait essayer de sortir de soi pour parler de tous », écrit fort justement Charles Dantzig dans Les écrivains et leur mondes, paru récemment dans la collection Bouquins et constituant un exceptionnel creuset de jugements (et parfois de préjugés) sur la littérature précisément, avec le défaut ( ?) de tous les écrits personnels de privilégier les goûts personnels de l’auteur. Mais tout ça peut changer, comme ont changé les goûts du jeune Karl Ove en matière de rock ou de cinéma, de sa seizième année à sa toplist de ce matin…

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Or ce matin je lisais ceci, à la page 170 de l’édition en poche Folio de La Mort d’un père que m’a offerte la librairie France Rossier, à propos de la nuit de la saint-Sylvestre 1984 en cette contrée urbanisée de la côte sud de la Norvège : « Perché sur une hauteur avec une vue imprenable sur toute la baie, le carrefour était un lieu naturel de rassemblement. Il y régnait un chaos complet car une masse compacte de gens, la plupart ivres, voulaient lancer des feux d’artifice. Ca crépitait et explosait partout, l’odeur de poudre prenait à la gorge, les bancs de fumée dérivaient et sous les nuages bas les feux éclataient les uns après les autres en une multitude d’étoiles bariolées. Le ciel vibrait de lumières et de bruit, il aurait pu se fendre à tout instant ».
(À suivre…)

(À suivre…)


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