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Pour tout dire (71)

Publié le 30 octobre 2016 par Jlk

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À propos du don et de la réciprocité, de la générosité intéressée, du Charity Business, du mécénat spéculateur et de l'amitié gratuite. Ce que nous dit Timon d’Athènes d’un certain William Shakespeare...


Plus je vais et plus je ressens de joie à donner sans contrepartie, et plus aussi je me sens reconnaissant envers la vie, qui donne elle aussi sans rien demander.
J'ai relevé récemment, dans l'autobiographie de Karl Ove Knausgaard, dont la profondeur à été taxée de superficialité par ceux dont l'inattention trahit la double incapacité d'accueillir et de donner - j'ai relevé donc ce trait qui nous est commun de trouver plus enrichissant de donner que de recevoir.

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Il va de soi que j'aime bien, comme un peu tout le monde, les cadeaux. Ceux qui me font le plus plaisir sont les carnets que m'offrent nos filles ou Lady L. à leurs retours de voyages plus ou moins lointains. J'ai beaucoup aimé aussi recevoir un magnifique paysage de Karl Landolt de la part de mon cher Alfred Berchtold, le plus grand historien (environ 2 mètres quand il se tient debout même un peu penché) que je connaisse, doublé d'un homme à la pénétration spirituelle rare, resté l'enfant qu'il fut à Montmartre où son paternel représentait la firme suisse Landis & Gyr, et que ses petits condisciples de la communale surnommaient Pingouin. Monsieur Berchtold m'a énormément donné, notamment lors de la préparation du livre issu de nos entretiens que j'ai intitulé La passion de transmettre, publié à la Bibliothèque des Arts, mais je sais que l'attention respectueuse que je lui ai offerte lui a aussi été un don précieux.

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Nous parlions hier soir, avec de jeunes amis décidés à s'engager dans une action "humanitaire", du don sans contrepartie. Cette idée défendue par la trentenaire Marine, qui n'a rien pour autant d'une sainte nitouche, m'intéresse dans la mesure où elle privilégie le désintéressement personnel pour se concentrer sur le don réel. Dans la même conversation, il a été question des millions récoltés par une organisation caritative suisse pour les victimes du séisme de Katmandou, jamais distribués aux intéressés pour des raisons politico-administratives, entre autres motifs chaotiques.
Alors quoi ? Donner pour donner ? Ou donner pour rien, si n'est entretenir sa bonne conscience ? Donner les yeux fermés pour la seule beauté du geste ? Bullshit !
Le don qui me remplit de joie se fait les yeux et le cœur grand ouverts, et compte sur moi pour vérifier que tu l'as bien reçu. Si je t'envoie gratos mon dernier livre, ce n'est pas pour que tu me remercies comme d'une boîte de truffes ni que tu m'en fasses des compliments plus ou moins sincères, mais parce que ce don me fait le même plaisir que celui d'avoir écrit ce livre et que cette joie-la ne se comptabilise pas; et si le livre est content de se savoir lu, moi ça ne me regarde plus, sauf que je tiens à l’oeil notre amitié qui exige une autre forme de réciprocité. Poil au nez.
Autant dire que l'art de recevoir est aussi une forme de don, et qu'il n'y a pas d'amitié ou d'amour sans accueil ni reconnaissance en partage.

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La générosité intéressée prend aujourd'hui de multiples formes, exacerbée par l'omniprésente obsession du profit ou du retour sur investissement, et ce qu'on appelle le Charity Business en est le plus douteux avatar.
La pièce de Shakespeare intitulée Timon d'Athènes illustre la double face, claire et sordide, d'une folle prodigalité aboutissant à une non moins folle misanthropie au motif que sa largesse a été sans retour.

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Un mec hyper-riche du nom de Timon, hyper-généreux avec ses amis poètes fauchés et autres artistes dans le besoin, achète pour ainsi dire l'amitié de tout le monde en régalant les uns et les autres à sa table, jusqu'au jour prochain où son intendant, à qui on ne la fait pas, lui annonce que ses dons insensés ont vidé les caisses et les coffres de sa maison. Alors, à peine affolé, sûr que ses amis vont le tirer de son hyper-endettement, l'adorable Timon découvre la déplorable réalité en constatant que tous se défilent avant de se défouler contre lui en belles paroles bien morales de faux-culs stigmatisant sa coupable imprévoyance et sa damnable imprudence, etc.
Sur quoi le tendre Timon, le doux amis des arts et de la culture, le sponsor de tous les projets hyper-cools se réveille dans le froid du monde et, réfugié sous un rocher sauvage, loin d'Athènes la pute et de ses flatteurs pourris, se déchaîne dans un discours anti-social et anti-tout aussi follement lucide (et vain) que l'a été son fol aveuglement.

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Ce qu'il y a de bien avec Shakespeare, c'est qu'il n'est jamais moralisant, où plutôt que les plus sages paroles qu'il nous balance ne sont pas le fait de pères sourcilleux ou de mères avisées, de conseillers graves, d'experts psychologues ou de théologiens multitâches, mais de foldingues joyeux et de bouffons inspirés.

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L'amitié vraie a les yeux ouverts et ne se paie ni de mots ni de monnaie de singe, et l’amour à l’avenant. Si tu exiges que je trahisse mes sentiments ou mon idée du monde par amitié, je vais t’envoyer faire ami-ami ailleurs; et si tu me la joues à l'Amour-Toujours ou me fais du chantage à la Moi-ou-Personne, je saurai, ma douce Lady L., que ce n’est pas toi qui parles mais qu’on a piraté ton profil sur Facebook, etc.


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