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Marcel Moreau | [Corps écrivant et éprouvant]

Publié le 12 novembre 2016 par Angèle Paoli

[CORPS ÉCRIVANT ET ÉPROUVANT]

C ORPS écrivant et éprouvant à tout instant à quel point les mots qui lui viennent sont des acteurs vivants et spontanés d'un événement en quelque sorte théâtral, les didascalies et les praticables en moins, de telle sorte que le lecteur croit lire un roman qui s'adresse à son esprit alors que c'est un drame historique dont sa chair est l'un des protagonistes, quoi qu'il fasse.

CORPS qui, au fur et à mesure qu'il écrit et s'écrit, semble se prêter en continu, jour et nuit, aux allées et venues d'une troupe de forains pirandelliens et insomniaques en quête de l'auteur d'un ouvrage pourtant bien là, puisque de lui dépend que les saltimbanques cessent d'être des comédiens irrésolus pour devenir des tragédiens belligérants, chtch chtch chtch

CORPS VERBAL et CORPS PULSIONNEL d'un seul tenant, ce qui a l'heur de tenir en haleine le CORPS BIOLOGIQUE, en proie à une effervescence de vicissitudes de tous ordres, les mêmes qui en général se retrouvent dans le théâtre antique lorsqu'il est signé par Euripide et Sophocle, ou plus près de nous, Racine et Beckett, ou Tennessee Williams, ou encore quand il est voulu cruel par Artaud.

Cette PROPRIÉTÉ qu'ont les mots, quand c'est le corps qui les écrit, de se changer tour à tour, mais sans désemparer, en pitres ou en flibustiers, en dépenaillés de la syntaxe ou costumés de grammaire passementée, en vengeurs ou en munificents, en conservateurs de la substance indépassable, tantôt mystique, tantôt forcenée d'un moyen âge de toutes les folies, les bâtisseuses comme les pestiférées, et redécouvrant ainsi leur modernité, une modernité ennemie des derniers cris de l'obscénité universelle se réclamant de leur prétendue nouveauté pour s'autoproclamer avant-garde chtch chtch

Cette PROPRIÉTÉ qu'ont les mots, dans le corps qui écrit ce livre et d'autres, de se changer en " héros " ou en " anti-héros " d'une pièce injouable ailleurs que dans les profondeurs de sa vie organique, même lorsqu'ils se transportent dans d'autres corps, traversés de mots qui n'étaient peut-être jusqu'ici que les figurants d'un spectacle improbable les privant de l'espoir de tenir, un jour, un premier rôle et d'occuper ainsi le devant de la scène, au moins une fois n'étant pas coutume chtch chtch

CORPS d'un homme et VENTRE de la femme qu'il aime dont les mots qu'ils se disent avant, pendant et après l'Acte sont des êtres vivants et pensants, passibles des mêmes jalousies et des mêmes trahisons auxquelles n'échappent guère les passions humaines, et procédant des ressorts secrets de leur insatiété de nature. MOTS hardis, même les expectatifs ; éperdus, même les songeurs, mais parfois également si candides qu'ils pourraient récrire Othello à la lumière d'une Desdémone au seul nom de laquelle pâliraient toutes les sonorités du monde, au point que nul Yago ne songerait à en médire, et nul Maure considérable à s'en croire cocufié.

MOTS imprévisibles, où il suffit parfois que l'un d'entre eux, même bancal, oublié de la poésie combattante (par exemple pultacé), reçoive de la vie organique quelques impulsions fameuses, frappées au coin de ses mouvements en sens divers - notamment les gastro-intestinaux - impulsions qu'il lui retournera aussitôt en prises de parole, humides de bonheur, trop peu toutefois, pour qu'il s'ensuive dans le langage scientifique affecté à la définition des éléments constitutifs du corps et de leurs attributs, un début de doute quant à la réalité de la fonction qu'est censée leur faire tenir l'étymologie convenue.

MOTS, en cas de logorrhée, tel un hourvari de sonorités inactuelles tournant en orbite autour de la planète Furetière, et c'est ainsi que le corps écrivant se surprend à parler le latin au moment où il croit s'adresser à un borborygme.

MUSIQUE DES MOTS n'en pouvant plus de la tendance générale de la logomachie au pouvoir à infliger à l'oreille du plus grand nombre les bruits assourdissants de ses prothèses tautologiques.

MUSIQUE DES MOTS, CORPS d'un homme, avant sa mort, écrivant au corps d'une femme aimée ce qu'il voit et entend de son immensité, CRATÈRE À CORDES, SCANSIONS blasonnées de syncopes chantournées au doigté et autres signes tangibles de transfiguration de la vie intérieure en capitale de tous les possibles de l'être, pointés sur un réalisable censé n'arriver jamais.

Marcel Moreau, Un cratère à cordes ou La Langue de ma vie, Éditions Lettres Vives, Collection Entre 4 yeux, 2016, pp. 75-76-77-78.

Marcel Moreau  |  [Corps écrivant et éprouvant]


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