La petite semaine du professeur Blequin (22)

LUNDI 14 NOVEMBRE

– Bonjour, madame Kervella.

– Bonjour, professeur ! Ça n’a pas l’air d’aller, dites-moi ?

– Bah, je suis crevé…

– Vous ne croyez pas que vous faites trop de choses ?

– J’essaie de fuir l’actualité politique ! Mais cette grande salope n’a de cesse de se rappeler à mon mauvais souvenir ! Je n’ose même pas imaginer les titres des journaux depuis l’élection de Trump…

– En gros, vous fuyez la réalité ? Vous n’allez quand même pas nous refaire le coup des dernières régionales où vous êtes resté prostré pendant près d’un mois jusqu’à ce que vous fussiez sûr que le FN ne gagnerait aucune région ? Vous êtes à ce point incapable de suivre l’actualité sans faire des cauchemars ? Alors même que vous savez pertinemment que les médias d’aujourd’hui sont tenus par des richards qui ont tout intérêt à nous faire vivre dans la crainte ? Alors qu’il y a tant de commentaires marrants à faire ? Tenez par exemple, quand Macron dit que la gauche a déjà perdu, on ne peut que lui donner raison : le simple fait qu’un mec pareil puisse se présenter est déjà une défaite pour la gauche !

– S’il vous plaît… ARRÊTEZ ! (Sanglots)

– … Allons, ne pleurez plus ! Tenez, voici un chocolat chaud, comme quand vous étiez petit et que vous veniez avec votre papa… Racontez-moi donc votre semaine ?

MARDI 15 NOVEMBRE

– Snif ! Alors voilà : ça a commencé avec le colloque « Images et commerce » co-organisé par l’Université de Brest et l’École des Beaux-arts et revenant, entre autres, sur les étiquettes alimentaires, notamment de vin de table, imprimées et éditées par la PAM, l’imprimerie brestoise.

– Ah ! Ah ! Je me souviens de ces pinards : Père Benoît, Sénéclauze, Santa Rosa… Le velours de l’estomac, qu’ils disaient ! Tu parles ! Un vrai vitriol, oui ! N’empêche que j’en servais par hectolitres, de ces piquettes ! ‘Faut dire que les gars de l’époque, qui avaient fait la guerre et qui passaient leur journée à taper comme des sourds sur de la tôle, ils étaient pas difficiles : du moment qu’ils pouvaient se décalquer la tronche ! Cela dit, quand je vois comment boivent les jeunes d’aujourd’hui, on pourrait leur en vendre facilement, de ces pinards bon marché !

– Oui, mais où on les produirait ? Je vous rappelle qu’ils venaient d’Algérie, même que certaines étiquettes le revendiquaient en arborant des motifs exotiques…

– Ah oui, c’est vrai : consommer des produits du Maghreb, c’est pas trop dans l’air du temps !

– …

– Hum ! excusez-moi ! Poursuivez ?

MERCREDI 16 NOVEMBRE

– Le colloque s’est poursuivi le lendemain : c’est là que j’ai fait mon intervention sur la Vache qui rit dans Raymond Calbuth…

– Vous aimez ça, la Vache qui rit ?

– Alors là, pas du tout ! Ce truc-là est au fromage ce que Santa Rosa était au vin ! Je n’oublierais pas de sitôt l’article que Siné Mensuel avait consacré à la fabrication de ce produit ! Je me souviens même de l’illustration, due à Mix & Remix, qui rebaptisait la marque « La vache qui se fout de votre gueule ! » Bref, mon but premier avait été de proposer une analyse sur un running gag de la BD de Tronchet : ça n’a pas empêché l’assistance de me vanner toute la journée à propos de La Vache qui rit… Enfin, on peut parfois bâtir des succès sur des malentendus ! Et après, nous sommes allés visiter l’imprimerie brestoise et voir ainsi à l’œuvre la machine à lithographier qu’ils ont remise en état.

– Ah ! Comme quoi c’était du matériel construit pour durer ! L’obsolescence programmée, on ne connaissait pas ! Et ensuite ?

JEUDI 17 NOVEMBRE

– Ensuite, il y a eu un autre colloque : « Laideur et caricature dans l’Antiquité grecque et romaine ».

– Ah ! Moralement, vous étiez obligé d’y assister !

– Je ne vous le fais pas dire, d’autant que l’une des intervenantes m’avait demandé de lui dessiner Caligula d’après les indications laissées par l’historien Suétone et a présenté mon dessin à l’issue de sa communication.

– Wow, ça a dû faire son effet !

– Ce qui m’a surpris, c’est que certaines personnes m’ont dit qu’elles trouvaient mon dessin ressemblant par rapport aux représentations que la sculpture a données de l’empereur alors même que je m’étais contenté de restituer les traits monstrueux que cette langue de vipère de Suétone attribuait à Caligula : maigre à faire peur, à moitié chauve, les yeux enfoncés dans leurs orbites…

– Encore un succès bâti sur un malentendu ! Et après ?

VENDREDI 18 NOVEMBRE

– Le colloque continuait le lendemain, avec des interventions diverses et variées. Il en est notamment ressorti que même dans l’Antiquité, les représentations pouvant être considérées comme caricaturales n’avaient pas forcément vocation à être apotropaïques…

– Apoquoi ?

– Apotropaïques : si vous préférez, les caricatures antiques n’étaient pas forcément destinées à édifier et à proposer un contre-modèle moral, même s’il est vrai que laideur physique et laideur morale étaient intimement liées. Ainsi, on pouvait très bien dessiner des satyres avec des phallus surdimensionnés  non pas pour détourner les gens de la débauche mais juste pour rigoler : ces hommes de l’Antiquité que l’on imagine trop souvent hiératiques et marmoréens étaient aussi humains que vous et moi.

SAMEDI 19 NOVEMBRE

– Ça, c’est sûr ! Et après ces quatre jours de colloques, vous vous êtes reposés un peu, tout de même ?

– Même pas, je suis allé aux dix ans de Wiki-Brest : je voulais saisir l’occasion pour exposer les originaux de ce que j’avais dessiné pour ce site pendant les fêtes maritimes…

– Mais vous n’y étiez que l’après-midi ?

– Même pas, j’aurais eu mauvaise conscience : j’étais présent dès huit heures du matin pour aider à installer les stands.

– Mais après ça, vous êtes restés assis sagement à votre stand ?

– Même pas, je voulais absolument saisir l’occasion pour organiser un nouveau Tac au Tac, vu les bons retours qu’avait suscité le premier.

– Mais ça vous a permis de vous amuser un peu ?

– Même pas, mes camarades habituels ne pouvaient pas venir, j’ai donc été obligé de tout filmer moi-même et comme la technique n’a pas été de mon côté, j’ai eu une crise de désespoir…

– Mais après, vous êtes rentré chez vous vous reposer ?

– Même pas, j’avais promis d’être présent au tremplin du rire de l’association Découvertes ?

– Vous vous y êtes bien amusé, au moins ?

– Même pas : l’un des candidats a fait un sketch sur les religions, et comme le patronage où avait lieu le tremplin accueillait des migrants, quand j’ai vu l’un des jeunes spectateurs au teint basané sortir de la salle, qui avait le teint basané, j’ai eu peur qu’il n’aille cafter à l’un de ses aînés…

Jean, un senior politiquement incorrect.

– Ne me dites pas que vous avez pensé que vous alliez vous prendre un coup de kalachnikov !

– Non quand même pas, mais au moins un coup de batte de base-ball ou tout simplement un coup de poing…

– Vous n’avez pas honte d’avoir eu une pensée pareille ? Vous qui êtes le premier à monter au créneau dès qu’on pratique ce genre d’amalgame ? Vous qui prenez toujours la défense des faibles et des opprimés ? Comment voulez-vous que ces pauvres gens qui ont bravé mille dangers pour fuir la guerre, la misère, le terrorisme, parfois les trois, puissent vouloir s’en prendre à vous pour des raisons religieuses ? Vous savez aussi bien que moi que les exécuteurs du 7 janvier et du 13 novembre étaient de nationalité française !

– Je sais tout ça ; le pire, c’est que le sketch dénonçait justement cette paranoïa ambiante qui nous fait imaginer le pire dès qu’on voit un arabe. Mais que voulez-vous, j’étais épuisé, frustré et, de surcroît, trempé car il faisait un temps de chien et j’avais dû braver la tempête pour venir. Le public n’a pas eu mon inconscience : aux dix ans de Wiki-Brest comme au tremplin, peu de gens sont venus…

DIMANCHE 20 NOVEMBRE

– Donc, si je vous suis bien, en essayant de fuir l’actualité politique, vous n’avez fait qu’aggraver votre état moral…

– Puisque vous faites les questions et les réponses ! Bon, je vous laisse, je vais faire la sieste…

– N’oubliez pas d’aller voter à la primaire de la droite et du centre en passant !

– …

– Heu… Je plaisantais.

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