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Corinne Le Lepvrier, Compte de femmes par Angèle Paoli

Publié le 20 novembre 2016 par Angèle Paoli

CONTE DE LA " NOUVELLE SECONDE FEMME "

C ombien sont-elles au juste ? Difficile de faire le "dé-compte" avec précision. Elles se fondent les unes aux autres se confondent s'entremêlent. Se dérobent à une saisie unique. Elles forment toutes ensemble une longue étole de mailles, à la fois distinctes et floues, d'où émerge le visage (et les visages) de celle qui s'aventure à recomposer (avec elles et pour elle) son existence. Elle, c'est Corinne Le Lepvrier, poète et conteuse. Avec ce bref opus d'une écriture subtilement elliptique, une plaquette de dix pages en vingt-deux paragraphes, la poète se lance dans un voyage haletant et serré dans sa propre vie. En amont et en aval. Anticipations et montaisons du fleuve. Avec regards en arrière, à la manière d'Eurydice. De ce cheminement - un rebrousse-temps en premier lieu, qui s'immisce dans le présent pour filer vers un avenir proche - où " elle chercha veilla les hommes ", ce sont les femmes qu'elle rencontre. Mère aïeules amantes filles et jusqu'à " l'inconnue déjà là ", la non-nommée, Compte de femmes en est l'histoire. Et la poète, le maillon fort.

De chacune de celles qui ont compté pour elle à un moment de sa vie, la narratrice a quelque chose à apprendre. De chacune d'elles elle reçoit. L'expérience de la maladie et de la mort ; celle de l'" amitié-complicité " et celle d'une forme de bonheur. Avec celle qui vient " d'une contrée plus chaude et ventée " (une conteuse, elle aussi ?), elle revit le souvenir de " sa mère-silhouette sans cheveux ". Souvenir qui ravive en elle sa douleur d'enfant. Ailleurs, d'autres l'invitent à les rejoindre dans leurs joutes amoureuses. Tous ces dons constituent l'essence même du conte de fées. Autant dire que ces dons sont loin d'être toujours bienveillants. Cependant la plupart des femmes rencontrées en chemin l'aident à aller de l'avant dans son " parcours " singulier ; elles la soutiennent, la guident et lui montrent la voie pour se défaire de ses peurs, " l'invitant à enjamber la passerelle [...] regarder suffisamment affirmer le parcours déjà écrit tracé (peut-être fruit) ". Tout cela est suggéré, souvent de manière énigmatique ou estompée, plutôt qu'exprimé dans la crudité d'une réalité brute.

Dans son enfance, la poète se voit en jeune guerrière audacieuse, dressée contre les austérités de ses aïeules, transmises de génération en génération. Elle est celle qui se rebiffe en sa jeunesse fougueuse mais aussi celle qui " écarterait loin de ses attentions de ses lignées lignes

origines racines

dès que-suite à la mère morte. "

De paysages en visages, entre plus tard et ailleurs, la narratrice découvre d'autres histoires. Et, avec chacune d'elles, d'autres modes d'être. Avec ses deux filles, si différentes l'une de l'autre, elle fait l'expérience des contraires. Ce qu'elle avait appris de l'aînée ne vaut pas pour la cadette. L'aînée lui " demanderait de changer à une heure

d'une douce permanence

de l'être ".
La puînée au contraire

" lui demanderait de ne pas changer à

une heure d'un imminent désir d'être autre ".

Toutes deux se rejoignent dans la leçon commune qu'elles donnent à leur mère : celle de la " nécessité-beauté "/" beauté-nécessité " de " l'attachement-détachement ". Mais elle, la mère, où est-elle au juste ? Quel est son désir ? Assurément dans l'écriture. C'est là son port d'attache, son lieu de vie et son lieu d'être. Pour celle qui soudain se découvre vieillissante, soumise comme tant de ses sœurs au " jeu des saisissements et des déplacements " amoureux, se mettre en quête d'une autre elle-même relève d'une nécessité. Une autre elle-même qui donnerait naissance à " une nouvelle seconde femme ". Une nouvelle Ève en quelque sorte. Celle-là même qui contiendrait et rassemblerait en elle toutes celles qui l'ont aidée à se construire et qu'elle a aimées. Seule l'écriture peut permettre pareille symbiose ; pareille magie. Même si l'écriture est apparemment déstructurée, comme l'est celle de Corinne Le Lepvrier. Comme peut aussi l'être une vie. Une écriture qui procède par juxtapositions et pluralité de collages, à la manière des cubistes. Déconcertante, en somme, comme l'est toute vie qui diffère de la nôtre. Et qui pourtant rejoint celles de toutes les femmes. Prises dans la nécessité de couper des liens pour pouvoir en créer d'autres. Et parvenir à les assumer.

Au début du voyage, la poète était celle qui, dans sa jeune inexpérience, regardait " insuffisamment les paysages et les fruits et les fleurs à cueillir les lieux les ciels qu'offrait sa terre ". Après sa traversée dans l'existence, elle est celle qui se définit comme " éprise de la nécessité du geste de considérer les paysages et les fruits et les fleurs à cueillir les lieux les ciels jusqu'ici ignorés ".

Parvenue au terme de son cheminement, la " nouvelle seconde femme " se découvre soudain allongée étirée grandie. Comme nombre d'héroïnes des contes de nos enfances. Grandie par le regard qu'elle porte sur le monde qui l'entoure. Grandie par le regard qu'elle porte sur ses présences modestes. Un beau parcours que ce Compte de femmes. Riche d'enseignements. Riche de désirs.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Corinne Le Lepvrier,  Compte de femmes par Angèle Paoli


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