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IVG dans un TGV

Publié le 01 décembre 2016 par Le Journal De Personne

J'avais une amie qui voulut surmonter à tout prix les interdictions et les contradictions de son pays... l'Espagne.... ou comme elle disait : le Bagne.

Elle avait un sacré problème avec les restes du franquisme : travail, famille, patrie.

Elle tomba enceinte à l'occasion d'une rencontre. Elle aimait les amours passagères, l'arbre mais pas les fruits.

Elle voulait avorter, aller plus vite que la musique.

Mais elle n'avait ni les moyens ni le droit de le faire.

Je ne sais pas si j'ai bien fait de le faire, mais je l'ai fait. J'ai pris les choses en main.

J'ai pris un rendez-vous en France... là où c'était le plus pratique pour subir ce genre d'opération... d'intervention... de morsure du temps. Je lui ai prêté mon identité, pour qu'elle n'ait rien à payer. Et je l'ai même accompagnée... rien que pour mettre toutes les chances de son côté.

Et nous primes, sans nous faire prier le train pour traverser quasiment toute l'Espagne, terre qui nous semblait réactionnaire ou réfractaire...

Nous avions à peine 18 ans et toutes les bonnes raisons de surmonter nos peines.

Et c'est là que j'ai vu pour la première fois, intervenir le destin, dans le train qui remontait le fil du temps...

Je vais essayer de restituer l'évènement :

- tu es enceinte de combien?

Drôle de question... ça me rappelle de vieilles émissions pour vieux : combien ça coûte ? ou sans aucun doute!

Elle était enceinte de 3 mois... déjà... en Afrique on vous dira : rien que ça ? C'est le bon timing pour le planning familial... il n'est jamais trop tard pour supprimer un bâtard... l'enfant ne paraît que lorsqu'il paraît...

Il n'est rien avant, s'il n'a pas d'après. Ça me rappelle le vocabulaire d'un carrossier de voitures qui passe toujours avant les couches d'apprêt.

C'est comme ça qu'on s'apprêtait nous aussi à nous débarrasser du bébé et de l'eau dans laquelle la nature l'a baigné.

Et si on jouait un jeu, lui dis-je, pour tuer le temps en attendant de se débarrasser du corps!

Elle était d'accord pour qu'on implante d'autres décors... dans ce train... celui de la mort, si je puis dire.

Tu crois que c'est une fille ou un garçon? Je ne sais pas me dit-elle.

Moi je sais, lui dis-je. C'est une fille.

Qu'est-ce que tu en sais ? me dit-elle.

J'ai pris sa main et je l'ai posé sur son ventre. On va tout de suite le savoir lui dis-je.

Si ça donne un coup, c'est un garçon. Deux coups, c'est une fille... et si  ça ne bouge pas, on n'en parle plus... on change de sujet.

Et je vous le jure, sur ce que j'ai de plus cher au monde... elle donna deux coups de semonce à notre petite inconsistance... deux coups.... coup sur coup... comme pour signifier l'existence d'un problème... la mère était blême.

 Nous étions seules dans le wagon... et nous venons de réaliser qu'il y avait un troisième larron. Une troisième... une sainte trinité où le troisième terme se mit à bouger, devint sensible... au cœur et à l'esprit.

On continue ou on arrête ? Lui dis-je  avec un brin de malice

C'est la première fois qu'elle bouge... c'est pas croyable! me dit la mère avec beaucoup d'amertume.

Et si on lui donnait un nom lui dis-je ?

Tu l'aurais appelé comment ?

Je n'y ai jamais songé... avant ce jour, je n'ai jamais joué au papa et à la maman.

Qu'est-ce que tu dirais de Fanny? C'est joli et ça sonne vrai!

Fleur fanée avant d'être née...

Et la mère prit soudain conscience de l'éphémère... d'être une fille mère qui dit a priori : non à la fille. Non à la mère.

Fille sans raisons. Mère sans effets.

Fanny... j'appris plus tard qu'elle adorait Fanny Ardent, la seule actrice française qu'elle connaisse... ça fait partie de ces libres-associations qui blessent.

On recommence lui dis-je, pour voir et savoir s'il s'agit de providence ou de hasard.

Et elle reposa sa main sur son ventre. Un coup: elle n'est pas contente de s'appeler Fanny. Deux coups : elle est ravie.

Et si elle ne bouge pas, c'est qu'on avait tord d'en faire tout un plat.

Et aussitôt un coup, puis deux... ça fait boum boum dans les oreilles

Mademoiselle est aux anges... Fanny n'est pas fanée... c'est une fan... de la vie.

Mais peut-être pas de la mort aussi... Amor fati qui ne veut pas de la mort.

Et là je l'ai vue, perdue... hésitant, ne sachant pas trop si elle devait me qualifier de magicienne ou me disqualifier comme sorcière... bien aimée.

Oui je le sais... je le reconnais, je fus longtemps esprit pervers mais sans perversion. Ce n'était pas avec le mal que je tentais les autres, mais avec le bien... le bien qui fait encore plus mal que le mal... parce que ça creuse des tunnels dans votre for intérieur, sans que vous criez : garde!

Et puis l'histoire finit par prendre une sacrée tournure... retour du sacré, il ne nous resta plus qu'à interroger l'esprit de cette petite fille qu'on a appelé Fanny.

Un coup : tu n'as rien à dire. Deux coups : tu veux partir. Trois coups : tu veux t'épanouir.

Et pour la première fois, la fille frappa trois coups... très distinctement.

Sensiblement elle avait envie de survivre à ce tragique trajet, à cette funeste traversée. Envie de vivre, oui... envie de vivre. C'est comme si elle disait : Mère pourquoi veux-tu m'abandonner ?

La mère se mit à pleurer... son projet d'avortement venait d'avorter. Elle comprit tout à coup l'horreur de cette expression : faire couler le sang des innocents !


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