Magazine Journal intime

Du journalisme de liens

Publié le 28 juin 2012 par Pierrepaperblog

Le ciel était bleu électrique et il faisait un froid de loup lorsque nous avons fait notre première balade entre les barres, en février 2010, trois mois avant le début de ce blog. Je connaissais déjà la cité des 4000 pour y avoir fait des reportages. Mais je n’avais jamais pris le temps de m’y perdre. Elodie, elle, découvrait ces murs gris et bleu d’une longueur impressionnante. « Balzac » était encore debout. Encore habitée même, par quelques locataires attendant d’être relogés avant la destruction du vieil HLM. On avait aussi appris que des squatteurs s’étaient installés dans des appartements vacants. Mais pour nous, ils n’avaient pas encore de visages. Nous ne nous doutions pas alors que les multiples épisodes de leur errance jalonneraient nos deux années sur place.

Autour de Balzac et de son porche mythique « le bouledogue », où le trafic de cannabis rapportait chaque jour des dizaines de milliers d’euros, les petits guetteurs étaient en place et nous avaient vite remarquées. Signe d’un business bien rodé, on était donc rapidement venu nous proposer d’acheter quelques barrettes. Ce fut, c’est drôle d’y repenser maintenant, notre toute première discussion dans cette cité. Joli cliché. Comme nous refusions, nous les avons alors vus nous observer de loin, méfiants et dubitatifs, comme tous ceux d’ailleurs que nous avons croisés ce matin-là : à la cité, tout le monde connaît tout le monde, les étrangers n’y passent jamais inaperçus et ils sont rarement là pour faire du tourisme. Au pire ce sont des policiers, au mieux – et encore – des journalistes.

Dans la barre Balzac, été 2011, pendant la destruction. © E.R

Dans la barre Balzac, été 2011, pendant la destruction. © E.R

La méfiance, ce fut à de rares exceptions près, le sentiment avec lequel nous fûmes accueillies partout, par tous. Méfiance chez le directeur de cabinet du maire à qui nous étions venues présenter notre projet pour travailler en toute transparence. « Encore…? » a-t-il réagi, poli mais circonspect devant cet énième projet de reportage dans la commune si souvent médiatisée depuis quarante ans. C’est d’ailleurs comme ça que nous l’avions choisie : en farfouillant dans le dossier « grand-ensemble » des archives du journal, où l’on avait remarqué que la cité des 4000 de La Courneuve était une des rares à avoir fait l’objet d’articles réguliers depuis 1971. Choisir une ville si ancrée dans l’imaginaire collectif nous avait paru intéressant.

Méfiance encore chez les responsables d’une association qui, nous ouvrant la porte avec un grand sourire, avaient manqué nous la refermer au nez quand nous avons dit : « nous sommes journalistes ». Méfiance enfin chez tous les habitants qui, chaque fois, en préambule, nous faisaient l’inventaire des méfaits journalistiques commis alentour ces trente dernières années. Il y a une mémoire collective très forte dans les quartiers populaires. Et l’idée, bien enracinée, que les médias, en déformant la réalité de leur quotidien, ont une part de responsabilité dans leur stigmatisation.

Il a fallu donc procéder à petits pas. Prendre le temps d’en perdre pour créer des liens sans articles à la clé. C’est ce qu’a permis ce projet d’immersion à long terme : de nous extraire de la nécessaire rentabilité de la rencontre. Des heures de discussions n’ont ainsi jamais été évoquées sur ce blog. Elles ont pourtant, à leur manière, nourri chaque billet.

Les premières publications furent chaque fois un test. Une erreur, un malentendu et la confiance était rompue. Le temps passant, les articles s’accumulant, les relations se sont apaisées. Jusqu’à, dans les derniers temps, être directement contactées par des habitants ou des acteurs locaux pour nous proposer des idées de reportage. Au final, notre travail nous a heureusement ouvert bien plus de portes qu’il n’en a fermées.

Samira, Abdou, Abdel, Oloria, Nasreddinne, Annie et Dayas, les premiers Courneuviens à nous avoir ouvert leurs portes. © E.R

Samira, Abdou, Abdel, Oloria, Nasreddinne, Annie et Dayas, les premiers Courneuviens à nous avoir ouvert leurs portes. © E.R

Parmi les critiques régulièrement formulées par les habitants de cette cité contre les journalistes, il y a le fait qu’ils ne viennent « que quand les voitures brûlent ». Derrière cette phrase entendue tant de fois, il y a évidemment l’idée que les médias ne parlent des banlieues qu’en négatif. Mais il y aussi, peut-être, l’idée que les journalistes ne peuvent pas comprendre pourquoi les voitures brûlent s’ils ne viennent jamais voir de quoi est fait le quotidien des habitants le reste du temps. Et qu’il faut venir avant que ça brûle. C’est donc ce que nous avons voulu faire, choisissant même de nous tenir un peu à distance des faits divers survenus dans la cité et fort bien traités ces deux dernières années par nos confrères.

Ce blog, puis l’ensemble du projet Une Année en France, se sont donc donné pour ambition de raconter des citoyens ordinaires, dans leur ordinaire. Drôle de contre-pied avec le quotidien journalistique, que de s’attacher pour une fois à parler aussi des trains qui arrivent à l’heure. Sans en faire pour autant un journal des bonnes nouvelles. Juste la vie de tous les jours dans ce qu’elle a de contrasté.

De cette immersion dans le quotidien d’une cité française, il y aurait beaucoup à dire. On a déjà tiré des conclusions en 2010. On s’est aussi prêté à l’exercice périlleux de la synthèse. On ne résumera donc pas ici les 160 articles publiés sur ce blog dont on a pensé chacun comme un coup de pinceau porté sur une même toile. On ne sait pas si le tableau final dit quelque chose, on l’espère.

Il y a cependant des détails qu’on n’oubliera pas.

Comme la façon dont les gens qui ont de tous petits moyens connaissent le prix de chaque chose et pensent toujours au diable niché dans les détails, allant jusqu’à comparer le coût en électricité du préchauffage d’un four pour cuire une pizza surgelée au prix d’une pizza achetée toute chaude, à emporter.

Comme la façon dont les trafics installés dans les cages d’escalier pourrissent outrancièrement, scandaleusement la vie des gens. Pour n’exposer personne aux représailles, il y a des scènes et des témoignages que nous n’avons pu raconter ici. Mais on se souvient du frisson qui nous a parcouru quand une femme nous a confié à voix basse un peu de son calvaire. Chaque soir, en rentrant du travail, des Courneuviens supportent de devoir se faufiler, en baissant la tête, entre les dealers et les acheteurs qui occupent leur hall. Et vivent avec la crainte de voir un jour, l’un de leur proche touché par une balle perdue. Ils endurent, et s’en veulent presque de s’y être habitués. « L’autre jour nous étions devant l’école à la sortie des enfants. Deux coups secs ont retenti. J’ai dit à ma voisine : ça a tiré là, non ? Elle a confirmé. Et puis on a repris notre conversation. C’est pas terrible, ça ? » se lamentait une mère de famille récemment. Au fil des mois, nous nous sommes rendus compte avec effarement que chaque habitant pouvait citer près de dix personnes de sa connaissance (voisins, camarades de classe, parents, amis) à avoir été tuées par balles. Il y a là quelque chose d’inacceptable dans la France d’aujourd’hui.

Vue depuis le balcon de Samira, deux ans après la photo en bannière de ce blog. © E.R

Vue depuis le balcon de Samira, deux ans après la photo en bannière de ce blog. © E.R

On n’oubliera pas non plus que La Courneuve est toujours entre le clair et l’obscur et que nous y avons fait beaucoup de rencontres lumineuses. Passer du temps sur le même terrain permet aussi de jauger la profondeur des paroles, la réalité des engagements. Pendant deux ans, nous avons vu et revu les mêmes œuvrer sans cesse pour maintenir la cohésion sociale et le sens du collectif, pour continuer à avancer malgré la crise et malgré le désengagement de l’État. Ce sont ceux qui « continuent avec des bouts de ficelles » et qui font tout pour tenir, pour que ça n’explose pas. Rendons leur, encore ici, hommage.

Ce qu’on n’oubliera pas enfin, c’est la passionnante expérience journalistique que fut ce blog au long cours, qui a remué en nous tant de questions sur le sens de notre métier. Car les gens ordinaires ne sont jamais spontanément volontaires pour répondre aux questions et être photographiés. Ils ne demandent rien et nous les convainquons que leur histoire parlera aux lecteurs, qu’elle en dira plus qu’une statistique sur la réalité de la vie dans ces quartiers. Savoir pourquoi ils finissent par accepter de nous laisser entrer dans leur intimité reste un mystère que nous n’avons pas éclairci, nous l’avons déjà écrit ici. Alors, il faut souligner – nous l’avions déjà fait en 2010 – l’insupportable violence de beaucoup de commentaires fustigeant la vie de ces gens sans les connaître, qui nous ont parfois donné l’impression douloureuse de les livrer en pâture. Quelques fois on s’est demandé : à quoi bon ?

Nous n’avons pas trouvé toutes les réponses. Mais on a vu des lueurs. Comme lors de notre avant-dernier reportage, où l’on a revu Fateh. Le jeune homme avait lu dans notre blog l’histoire de Berthet, et nous a demandé de les mettre en contact pour que celui-ci réalise une fresque pour sa boutique. Boutique dont le hasard a voulu qu’elle se trouve à 30 mètres de la librairie de Doris et Caroline. Ce matin-là, nous les avons présentés. Ils ont parlé longuement, évoquant leur avenir commun autour de cette place. Et on s’est dit qu’il y avait peut-être là du sens. D’avoir humblement, nous aussi, contribué à tisser du lien. Pas seulement localement. Car nous n’oublions pas non plus les nombreux messages d’encouragements et de sympathie postés ici à destination des interviewés, parfois depuis d’autres continents. Et même quelques réconfortants élans de solidarité qui laissent penser que le sens du collectif ne s’est pas encore dissous dans cette France en crise. Alors on s’est rêvé petite source d’esprit citoyen, d’esprit collectif.

Reporter au travail. © E.R

Reporter au travail. © E.R

Écrire sur internet invite à rompre avec une conception verticale de notre métier, au sens d’un journaliste qui détient seul les informations et les diffuse au lecteur, sans interaction. Tenir un blog, c’est s’inscrire dans une conception horizontale, modeste, ouverte aux échanges : recevoir des commentaires, prendre en compte les critiques, rebondir sur les suggestions des lecteurs ; s’ouvrir aux réseaux sociaux, mettre à disposition pages Facebook et sites internet pour que les lecteurs puissent s’ils le souhaitent aller plus loin, et pourquoi pas, contacter les interviewés. Du journalisme de liens en somme, aux deux sens du terme. Et ça nous plaît bien.

Cette expérience s’arrête donc ici, sous cette forme du moins. Ce n’est pas sans émotion. Elle trouvera, on l’espère, bientôt un prolongement différent. Et d’abord peut-être dans une exposition sur place, à la rentrée. Ce serait l’occasion de rendre un peu à ceux qui nous ont beaucoup donné.

Photographe au travail. © A.L

Photographe au travail. © A.L

Mais nous tenons dès maintenant à remercier spécialement Abdel, Annie, Samira, Abdou, Dayas, Nasreddinne et Oloria, pour avoir, les premiers, accepté de partager avec nous leur quotidien. Ils ont permis que d’autres portes s’ouvrent.

Et bien sûr, je tiens à remercier Elodie, photographe et amie, compagne de route, de galères, d’angoisses, de grands moments et de petits bonheurs.

Aline Leclerc 


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