Magazine Journal intime

En cueillant des simples, 5 : bribes musicales

Publié le 06 novembre 2016 par Dunia

N’ayant pas à portée, comme les abeilles de l’Hymette, les lèvres de Platon pour en faire mon miel, je me contente par exemple du magazine musical Diapason, auquel je suis fidèle, via son ancêtre Harmonie, depuis les années 60 de l’autre siècle, c’est dire. Dans la livraison de septembre 2016 je butine ainsi un long entretien avec Simon Rattle, chef charismatique comme feus Boulez, Karajan, Bernstein, Abbado, Furtwängler… Et pas seulement charismatique (sa direction sans partition du Sacre du Printemps avec le LSO !) mais doté d’un cortex bien sculpté et d’une immense culture musicale. Pff, évidemment, me direz-vous. Eh bien ce n’est pas si évident. Par exemple Sir Simon dit sur Beethoven des choses que je n’avais lues nulle part ailleurs – à la notable exception du Beethoven d’André Boucourechliev (Seuil, collection « Solfèges »). Ce livre a dû m’être offert comme prix d’histoire de la musique en fin d’études de mon conservatoire de l’époque (Saintes, 1963-64) – ceux qui me l’ont offert ne l’avaient pas lu ou me surestimaient, car ce petit bouquin m’a littéralement vrillé le cerveau, et de façon définitive. Boucourechliev, compositeur que bientôt je vais adorer avant de le rencontrer physiquement grâce à Claude Samuel et Jean-Pierre Derrien à l’ENS de Saint-Cloud, où il étalait sur le sol et commentait à quatre pattes avec nous les partitions de ses Archipels pour quatuor à cordes – Boucourechliev donc jetait sur le grand Ludwig un pinceau de lumière crue qui faisait que plus jamais on n’entendrait ça comme avant, les quatuors surtout qui forcément le fascinaient – mais Rattle, j’y reviens, dit aussi que les quatuors du grand B sont le laboratoire de ses symphonies. Ce monde impossible à diriger, vertigineux comme la face nord de l’Everest ou les arcanes du Kremlin, est cependant un monde humain à notre mesure, et point n’est besoin pour le faire être au monde d’interroger les tables tournantes comme chez Victor Hugo à Jersey (à qui Ludwig semble s’être brièvement adressé). Rattle le dit plus sobrement, c’est le compositeur de tous les extrêmes, de toutes les énergies, certaines dit-il inaccessibles avec les moyens de la seule raison mais il ne faut pas désespérer, Ludwig a plusieurs siècles d’avance, nous finirons bien par le rattraper. J’en doute, mais bon, au fond c’est pareil pour Monteverdi et Bach. Et on vit très bien avec ça, y compris les jeunes compositeurs comme Connesson que j’aime beaucoup (à écouter ces temps-ci par exemple Flammenschrift, oeuvre d’une folle énergie et cependant baignée de paix universelle. De toutes façons tout le monde doit quelque chose à Ludwig, auditeurs comme compositeurs, c’est une longue chaîne que rien ne peut briser, alors mieux vaut savoir de qui on descend.

Wagner, ah Wagner. Bouteille à l’encre pour l’éternité ou peu s’en faut. Les lecteurs de ce blog savent la relation filiale que j’entretiens avec Nietzsche mon premier maître et formateur hors les sillons de l’académisme (à quoi je dois beaucoup aussi). J’ai toujours eu un problème avec Wagner, sans doute son chromatisme avant la lettre, plus sûrement contaminé par sa mythologie improbable, son génie poétique toujours à démontrer, et plus tard son antisémitisme fanatique (alors que son Vaisseau fantôme est tellement sous l’influence du juif Mendelssohn, qu’il ne cessera de vilipender tout en le pillant). Bon, j’ai déjà expliqué ici pourquoi je suis juif. Schumann, je l’ai écrit dans un long article la nuit de Noël 2010 je crois, a été pris en otage par le nazisme qui ne voulait même plus évoquer le nom Mendelssohn. Résultat, le génial concerto pour violon de Schumann reste quasiment maudit, alors que c’est le seul vrai concerto romantique pour l’instrument ( Harold en Italie, c’est pour alto, ou plutôt avec alto, ce pourquoi Paganini, pourtant dédicataire, ami et mécène de Berlioz, a refusé de le jouer). Comment Boulez et Chéreau ont-ils pu s’entendre au point de produire un Ring qui vraisemblablement marquera l’histoire de la musique en occident, c’est pour moi un grand mystère, sauf à supposer que leurs orientations sexuelles respectives ont permis un coup de foudre historique. Pourquoi pas, si l’amour ou le sexe sont des accélérateurs de beauté ? Je soupçonne, et pas seul, que si Mozart traite si mal les ténors dans ses opéras c’est que certains lui ont barré la route de sopranos aux faveurs desquelles il aspirait – ce qui au fond le rend plus humain et donc plus aimable, tant sa musique intimide.

Tiens, à propos. L’autre jour sur Facebook un quidam fait des insinuations sur Manuel Valls qui serait franc-maçon, à quoi je réponds que ce n’est pas un crime à ma connaissance sauf si l’on est de la Cagoule ou nostalgique de Pétain. Il l’a mal pris, le pauvre, tant pis pour lui. Mon avocat préféré, vénérable dans je ne sais plus quelle Loge, m’y aurait bien introduit, mais que nenni. Mozart lui n’a pas fait tant de chichis, intronisé en décembre 1784 en la loge de la Bienfaisance il convainc Haydn de le rejoindre quelques mois plus tard. Et Cherubini en était, et Liszt paraît-il, même Sibelius. Et quantité d’autres plus discrets. Je suis de ceux qui pensent que le catholicisme de Mozart était grandement de façade, malgré la sublime Messe en ut et son sublimissime solo de soprano « Et incarnatus est », le plus beau selon mon coeur de tous les airs d’Amadeus. On glose à l’infini sur le Requiem inachevé, tellement ceci et cela, mais c’est juste que Mozart était un grand pro, donnant à chaque commande le meilleur de lui-même. Mais l’oeuvre ultime du catalogue, c’est la Cantate maçonnique KV 623 « Laut verkünde unsre Freund », en plus très enthousiaste, tant pis pour la légende romantique. Il faut arrêter de se représenter Mozart comme une espèce de Glen Gould : c’était un affamé de la vie, buveur de tokay et plus que de raison, gourmand de côtelettes (qui l’ont tué) et de pâtisseries, et bien sûr de femmes, chanteuses de préférence. Si comme Sollers je préfère le XVIIIe siècle à tous les autres c’est surtout pour cela, cet appétit de savoir, de vouloir, de pouvoir, et d’abord de vivre, comme désormais nous en paraissons incapables. Avec une énergie intacte, un Mozart de 50 et 60 ans (voire plus, comme Haydn) aurait rebattu les cartes avec Beethoven et Schubert, sans parler de Rossini. C’est un exercice vain de refaire l’histoire, je sais. Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… N’empêche que si Adolf Hitler avait été admis aux Beaux-Arts et reconnu comme peintre de talent, à bien des égards nous n’en serions pas là.

(à suivre)

Alain PRAUD


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