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Le justicier infiltré

Publié le 06 janvier 2017 par Jlk

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En 1996, l’adaptation théâtrale de Tête de Turc, à Lausanne, par un groupe de jeunes comédiens, fut l’occasion, dix ans après sa phénoménale enquête, de faire parler Günter Wallraff de son action de justicier infiltré non moins qu’« indésirable ». Rencontre à Cologne.


Au nom de Günter Wallraff est lié celui du Turc Ali Lèvent, avec les papiers duquel, dès 1982 et deux années et demie durant, le journaliste allemand vécut la condition des immigrés sous-loués pour des salaires de misère. Cette expérience est à l'origine d'un reportage à valeur humaine exceptionnelle, rappelant le voyage au bout de la nuit des bagnards russes accompli par Tchékhov à Sakhaline, et donnant au journalisme une portée sociale et politique immédiate.


Dès la parution de Ganz unten en 1985, bientôt traduit en français sous le titre de Tête de Turc, le livre de Wallraff allait provoquer une formidable vague d'intérêt (trois millions d'exemplaires vendus en Allemagne, et vingt-cinq traductions), bientôt suivie d'une non moins féroce tempête de réactions à coups de procès.
C'est qu'une fois de plus Günter Wallraff avait transformé le chasseur en gibier, portant le fer au cœur du système. Or le «journaliste indésirable» était loin d'en être à ses débuts dans ses jeux de rôle. D'abord ouvrier aux pièces et à la chaîne en 1965, enquêteur masqué sur les menées de la police politique dans les milieux étudiants contestataires des années 1967-68, puis sur la justice complaisante envers les anciens tortionnaires nazis, ou sur les cas de conscience posés au clergé par la vente d'armes au Vietnam, Walraff devint le coursier Gries pour décrire les pratiques du trust Gerling, affronta les colonels grecs en 1974 à l'occasion d'une spectaculaire mise en scène (laquelle lui valut la torture et une condamnation quatorze ans de prison, bientôt différée), se déguisa en haut gradé en 1976 pour confondre le général portugais Spinola en pleine préparation de putsch militaire (le conspirateur fut expulsé de Suisse assez précipitamment...), puis publia le témoignage du rédacteur Hans Esser qu'il avait incarné incognito à la Bïld Zeitung, dont il décrivit le fonctionnement dans un livre fracassant: quatre millions d'exemplaires vendus, à la fureur du magnat de la presse Axel Springer!

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Souvent attaqué en justice par les puissantes entreprises qu'il mettait en cause, de Thyssen, McDonald's ou Melitta, Gunter Wallraff n'a jamais été brisé par ses adversaires. L'argent n'a pas, non plus, corrompu ce franc-tireur vivant, aujourd'hui, dans la petite maison d'artisan de ses aïeux facteurs de pianos, en plein quartier populaire de Cologne.
La perspective de voir, en Suisse romande, Tête de Turc adapté à la scène par le metteur en scène Ahmed Belbachir et le dramaturge Armando Llamas, avec une trentaine de jeunes comédiens, le réjouit visiblement...


- Quel est, dix ans après la parution de Tête de Turc, le bilan de votre action?


- La situation s'est partiellement améliorée dans notre région, mais a empiré pour l'ensemble de l'Allemagne. En Westphalie du Nord, la condition des immigrés turcs est soumise aujourd'hui à un contrôle plus sévère qu'avant mon enquête. Des organes de surveillance ont été institués, et des procès ont sanctionné les plus graves abus. Cependant, une nouvelle catégorie d'exploités est apparue avec l'afflux des réfugiés de l'ancienne Europe de l'Est. Ce sont ainsi des Polonais, des Roumains ou des Albanais qui se trouvent pressurés. Plus de la moitié des chantiers allemands occupent uniquement des immigrés. Mon livre a du moins agi dans le sens d'une prise de conscience. Le concept d'esclavage moderne a bel et bien remplacé celui de l'hypocrite «travail au noir». D'un point de vue plus concret, j'ai consacré plus d'un million de marks, résultant des ventes de Tête de Turc, a promouvoir la Fondation Vivons ensemble, qui implique, sous le contrôle du maire de Duisbourg, une communauté d'Allemands et d'immigrés établie dans un complexe d'habitations ouvrières rénovées. Mais il ne s'agit là que d'une action ponctuelle...

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- Heinrich Böll souhaitait l'apparition d'autres Wallraff. Avez-vous eu des émules?


- Relativement peu, à vrai dire. Un confrère américain a infiltré le Parti républicain, de même qu'une jeune journaliste française, Anne Tristan, s'est inscrite au Front national pour le disséquer de l'intérieur, comme en témoigne son livre Au Front (Gallimard, 1987). En Hongrie, un ancien dissident s'est également inspiré de ma méthode avant la chute du communisme.


- Quels rôles avez-vous endossés plus récemment?


- Deux des derniers rôles importants que j'avais imaginés ont été désamorcés avant que je ne les joue. En 1989, je devais me mettre alternativement dans la peau d'un ouvrier blanc et d'un ouvrier noir en Afrique du Sud, pour dresser un constat comparatif. À la même époque, j'avais préparé une action en Roumanie où je devais incarner un émigré de retour dans un village peuplé d'Allemands. Il s'agissait d'observer les ravages de l'urbanisation ououtrance. Dans un cas comme dans l'autre, l'évolution de la situation politique m'a fait renoncer. L'année dernière, enfin, je me suis mêlé à une équipe de travailleurs iraniens clandestins au Japon. Cependant, nous n'avons pas tardé nous faire expulser...


- Quels sont vos activités actuelles?


- Je joue actuellement un rôle d'une manière intermittente, limitée par des problèmes de santé, mais je ne puis vous en dire plus. Par ailleurs, je me suis beaucoup démené pour agir auprès des autorités allemandes en faveur de Salman Rushdie. Etant donné les relations entre l'Allemagne et l'Iran, mon pays peut jouer un rôle clef dans le règlement du sort de l’écrivain. Celui-ci est devenu un ami personnel, que j'ai hébergé à plusieurs reprises. C'est à mon initiative aussi qu'il rencontré l’écrivain turc Aziz Nesin, après que celui-ci eut échappé à un massacre. Je crois être parvenu modifier l'attitude des politiciens allemands à l'égard de l'affaire Rushdie, et notamment de Klaus Kinkel. En outre, comme je bénéficie d'un crédit important dans la communauté turque, il me semblait de mon devoir d'agir en faveur de Salman.

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- De laquelle de vos actions êtes-vous le plus fier, et laquelle fut la plus risquée?


- Mon intervention dans la Grèce des colonels, en 1974, m'a apporté et coûté le plus. L'enjeu était considérable, et puis j'ai découvert, en prison, une solidarité impressionnante. J'y ai aussi risqué ma peau. Cela dit, je suis assez fier de mon infiltration dans la rédaction de Bild. Si ce journal est toujours aussi désastreux, il a cessé ses pratiques les plus crapuleuses. Les méthodes ont changé, et même le directeur a pu déclarer au Spiegel qu'il y avait, pour Bild, un avant et un après- Wallraff.


- Quel est, finalement, votre motivation profonde?


- D'abord le goût du jeu, qui n'est pas négligeable. J'ai toujours senti en moi quelque chose d'un personnage à la Till Eulenspiegel. Et puis mes actions sont liées, aussi, à une certaine quête d'identité personnelle. Enfin la lutte s'impose d'elle- même. Je ne sais pas très bien ce qu'est la justice. En revanche, je sais parfaitement ce qu'est l'injustice...


Gunter Wallraff: Le journaliste indésirable, Ed. La Découverte; Tête de Turc, Livre de Poche; La Vérité comme une Arme, Ed. La Découverte.


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