La petite semaine du professeur Blequin (27)

LUNDI 2 JANVIER

– Bonjour, madame Kervella.

– Bonjour, professeur ! Alors, comment s’est passée votre première semaine de l’année 2017 ?

– Oh, il n’y a pas grand’ chose à dire, je ne suis pratiquement pas sorti de chez moi. Le fidèle abonné que je suis a reçu son Fluide Glacial en début de semaine. Bien entendu, il était impensable que la mort de Gotlib y fût passée sous silence, mais les délais de parution étant ce qu’ils sont, ils n’ont pu y consacrer que deux pages en tout et pour tout : d’abord, la deuxième de couverture, « envahie » par un fort beau dessin qui avait dû leur être proposé pour la couvrante et qui n’est même pas mentionné dans le sommaire, signe qu’ils l’avaient reçu au dernier moment. C’est un mal pour un bien : ça leur a permis de mettre en avant la vie plutôt que la mort, le dessin de couverture dû au génial Dominique Bertail étant là pour montrer que Fluide continue par-delà la mort de son fondateur…

– Et la deuxième page ?

– L’éditorial de Lindingre, comme de bien entendu : en faisant la nécro de Gotlib, le rédacteur en chef a fait celle d’une époque où on ne se posait pas à tire-larigot la question « peut-on rire de tout », question à laquelle je répondrai pour ma part « oui, mais pas avec celui qui pose cette question chiante ».

– Hum ! Qu’est-ce que je vous sers ?

– Une Guinness, s’il vous plaît.

MARDI 3 JANVIER

– Puisque vous parlez de Fluide, qu’est-ce que vous pensez de ce Salch et de son « Lookbook » ?

– Au début, j’étais sceptique, mais c’est souvent le cas quand je découvre un truc génial, et cette satire tonique est bien rafraîchissante : ça n’a pas grand’ chose à voir avec la réalité, mais ça a à voir avec l’exaspération qui nous vient quand la connerie de nos semblables dépasse les limites du tolérable. C’est pour ça que ça marche : ce dessinateur prend en charge les pensées que nous n’osons exprimer à la vue d’une tête à claques et ça défoule.

– Vous ne trouvez pas qu’il va parfois trop loin ?

– Ça m’arrive de le penser au premier coup d’œil, mais au second, je réalise qu’il exprime ce que j’ai spontanément pensé moi-même sans oser me l’avouer. Ainsi, quand il dit qu’un cœur bleu-blanc-rouge dans un dessin lui évoque le régime de Vichy, dans un premier temps, je trouve ça injuste puisque le drapeau tricolore n’aura été que quatre ans au service de Pétain contre près de deux siècles au service de la République, mais dans un second temps, je me dis que ça illustre bien le risque de dérive patriotarde qui nous guette chaque fois qu’on exprime l’unité de la France face à la menace terroriste : comme dit Lindingre dans son édito, l’empathie n’est pas une science exacte.

MERCREDI 4 JANVIER

– Vous avez fait une carte de vœux cette année ?

– Oui, j’en ai même envoyé plusieurs exemplaires par la poste à mes proches et j’ai reçu plusieurs réponses mais presque toutes par mail ou par SMS ! En tout et pour tout, je n’ai reçu qu’une seule carte de vœux papier ! J’ai le sentiment d’être déjà un dinosaure ! Cela dit, notre société a tort de se commettre à ça : on a tendance à oublier que le papier a une durabilité avec laquelle aucun support numérique ne peut rivaliser… Un jour j’écrirai une histoire où un grand bug, dû à une catastrophe climatique, effacera tous les contenus numériques du monde et donnera à la minorité qui était restée fidèle au papier un pouvoir inespéré…

JEUDI 5 JANVIER

– Hum ! À part ça, on m’a dit que le téléphérique de Brest marchait à nouveau ?

– Oui, et j’en suis bien content : ça devrait faire taire un tas de rouspéteurs ! Beaucoup ont crié au fiasco mais il est quand même normal qu’un outil qui vient d’être mis en service ait quelques ratés dans un premier temps ! Bien sûr, quand il s’agit d’un équipement reconfigurant à ce point l’espace qui se trouve immobilisé pendant plusieurs semaines, ça pique un peu les yeux, mais ceux qui ont crié à l’échec me rappelaient mes « camarades » de collège quand ils montraient du doigt la moindre de mes erreurs…

VENDREDI 6 JANVIER

– Vous allez regarder les documentaires de Delahousse sur le PS ?

– Non. Par principe je ne regarde pas ce genre de documentaire qui ne m’apprend jamais grand’ chose et, surtout, je ne peux m’empêcher de voir dans cette démarche de Delahousse une manifestation de sa volonté d’échapper à la chasse aux sorcières quand la droite sera revenue au pouvoir : le PS a la tête qui sort de l’eau, Delahousse met les pieds dessus pour que sa place au repas du Siècle reste garantie quand Fillon sera président ! T’en fais pas, Laurent, tu pourras toujours te faire des permanentes hors de prix ! Enfin, pendant ce temps-là, au moins, il n’enregistre pas de chansons de merde !

– Oui, oui, oui…

SAMEDI 7 – DIMANCHE 8 JANVIER

– Dites donc, vous n’êtes pas bavarde, aujourd’hui ? Ce sont les fêtes qui vont ont épuisée, ou quoi ?

– Non, prof, j’ai le cafard… C’est les commémorations du 7 janvier, vous comprenez… Je repense à ces moments terribles… Vous-même, vous pleuriez toutes les larmes de votre corps, j’avais mal pour vous… Je revois mes clients qui avaient l’impression qu’on venait de tuer leur adolescence…

– …

– …

– J’espérais que vous n’en parleriez pas. C’est malin, j’ai peur de sortir et d’affronter le vent mauvais de l’histoire, maintenant.

– Je vous comprends. Vous savez quoi ? En ce moment, nous sommes seuls : je vais fermer et on va rester tous les deux feuilleter ma collection de Hara-Kiri, comme quand vous étiez lycéen. Ça vous dit ?

– O.K., madame Kervella. Je reste.

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