Magazine Journal intime

Sandrine

Publié le 11 janvier 2017 par Stella

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L’île de Ré de ce matin était boudeuse, maussade et grise. Cachée entre ciel et mer sous un brouillard collant, elle n’acceptait de se révéler qu’une fois passé le pont. Alors, comme sous la contrainte, elle montrait ses arbres décharnés, cupressus jaillissant vers le ciel comme de grands squelettes et pins étiques et sombres, immobiles. On la devinait repliée sur elle-même, vide de vélos et de vacanciers. Un décor abandonné. Les maisons elles-mêmes étaient tristes, volets verts mi-clos pour se protéger de la bruine insistante, celle qui fait paraître ridicules les parapluies mais qui trempe et glace jusqu’aux os lorsque l’on renonce à s’y abriter. Une spécialité rhétaise.

L’église d’Ars est en travaux. Une de ces opérations cosmétiques de réhabilitation touristique. Par respect toutefois, les ouvriers se sont interrompus pendant l’office. Le curé – le curé d’Ars ! – était joyeux et avait l’esprit d’escalier. Entre l’Évangile de Matthieu dans une traduction destinée aux personnes n’ayant que 500 mots de vocabulaire, et son analyse picturale de la peinture impressionniste « dont les touches claires posées les unes à côté des autres contrastent avec les touches plus sombres, comme dans la vie humaine », il a trompetté une série d’alléluias qui a laissé l’assemblée quelque peu pantoise. Au moment de la bénédiction du cercueil, il n’a pas manqué de justifier la présence d’une profonde corbeille « destinée à recueillir les dons », posée bien en évidence à côté du goupillon. Jamais billets de banque n’ont reçu autant d’eau bénite…

Et ma cousine, dans tout ça ? Ah, pauvre Sandrine : elle a fini sa vie dans les souffrances et la solitude la plus profonde. Son histoire est triste comme lorsque la vie se refuse à sourire… S’il y avait autant de sang dans toute sa maison, ce n’est pas parce qu’elle avait été agressée mais parce qu’une terrible hémorragie s’était brutalement déclenchée. Elle avait titubé de pièce en pièce jusqu’à tomber dans le coma au pied de l’escalier. Elle était morte là, seule, pauvre martyre d’une addiction qu’elle ne voulait pas vraiment combattre : Sandrine était alcoolique.

Au déjeuner, nous n’étions que vingt mais avec tous ceux dont nous avons parlé, nous étions au moins cent. Cousins, cousines, enfants d’hier devenus parents d’aujourd’hui, petits de nos souvenirs portant barbe et ridules au coin des yeux. Venus de près ou de loin, perdus de vue depuis des lustres ou quittés il y a seulement trois jours, nous étions tous ensemble revenus comme au temps de notre enfance. Nos deux aînés, les parents de Sandrine, présidaient cette extraordinaire tablée.

Entre nous comme un ciment : l’île de Ré. Elle avait fini par s’émouvoir, cette terre de nos vacances passées, et à travers le vitrail de l’église d’Ars, elle nous avait offert comme un dernier salut un magnifique rayon de soleil. C’est sous un ciel miroitant comme à marée descendante que nous avons marché en procession jusqu’au petit cimetière pimpant où Sandrine repose, désormais, pour l’éternité.


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