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Dans la paix intranquille de Walser

Publié le 31 janvier 2017 par Jlk

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La figure du Taugenichts romantique, ce propre-à-rien qu’on pourrait dire l’incarnation du rêveur en rupture de ban, opposant les rythmes de son horloge intérieure aux trépidations de la vie sociale, et dont l’apparente marginalité dissimule un constante besoin de recentrage personnel - cette figure d’errant aux semelles de vent hante assurément toute l’œuvre de Robert Walser. Pour autant, il serait réducteur de ne voir en Walser qu’une sorte de poétique électron libre ou de sublime échappé de la société, laquelle n’aurait trouvé que l’enfermement pour le circonvenir. La liberté de Robert Walser n’est pas où certain esprit bourgeois ou pseudo-libertaire (deux faces de la même pièce) voudrait la situer, et sa rébellion est d’un autre ordre que celle que d’aucuns affichent par simple conformité à l’esprit du temps.
Le titre toponymique de Seeland, réunissant six proses narratives de l’époque biennoise (entre 1913 et 1920) « autour » de La promenade déjà connue par une première édition séparée (chez Gallimard, en 1987, dans une traduction de Bernard Lortholary, dégage une semblance de sérénité poétique qu’accentue encore l’admirable paysage de Hodler reproduit en couverture, parfaite image de contemplation au miroir de l’eau et du ciel bleu pervenche. Or le recueil est aussi, comme toute l’œuvre de Walser, un lieu d’intranquillité et de tensions, le plus souvent résolues par la sublimation poétique mais ne cessant pour autant de sous-tendre l’enjouement candide du poète s’émerveillant de « cela simplement qui existe », pour citer cet autre promeneur inspiré que fut Charles-Albert Cingria, pour rejaillir de loin en loin en loin en accents de détresse ou de refus radical.
La promenade de Robert Walser n’est pas d’un égotiste flâneur pépère, mais d’un « Monsieur le paresseux » en incessant travail d’unification, le poète étant celui-là même, comme l’écrivait Pierre Jean Jouve, « qui unifie ». On le voit dans ces proses errantes comme on le constate, à fleur de voix, dans les propos recueillis par Carl Seelig dans les révélatrices Promenades avec Robert Walser, celui-ci n’aura cessé de penser et de méditer à sa façon, avec une lucidité jamais démentie, à partir des plus simples objets mais parfois aussi sur de plus « grands sujets » ; et le rêveur se fait alors moraliste non-consentant.
Un seul exemple : de l’enseigne dorée, ostentatoire, « nouveau riche » d’une banale boulangerie, le voici dégager toute une fulmination à valeur de manifeste esthétique non moins que philosophique, écologique voire carrément politique, tant qu’on y est, montrant là encore le lien caché entre l’infime détail et l’ensemble, le goût du pouvoir d’un artisan faisant le paon ou celui d’un faisan mondial prêt à flatter l’ hybris de la nation en déchaînant ses armées…
On sait un puits de larmes au fond du jardin de Robert Walser. Plus on le pratique, en outre, et plus on découvre la richesse et la complexité, les ombres et les failles, les faiblesses, mais aussi les acquis de haute lutte de cette œuvre infiniment vivifiante


Robert Walser. Seeland. Préface et traduction de l’allemand par Marion Graf. Zoé, 217p.


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