Magazine Nouvelles

Frédéric Tison, Le Dieu des portes par Angèle Paoli

Publié le 18 février 2017 par Angèle Paoli

Frédéric Tison, Le Dieu des portes, Librairie-Galerie Racine,
Collection Les Hommes sans Épaules, 2016. Prix Aliénor 2016.

Lecture d'Angèle Paoli

TROIS CLÉS, UNE CONTRECLEF

" J e n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible ", écrivait jadis Gérard de Nerval dans l'incipit d' Aurélia.

Percer ? Il faut bien un verbe d'une telle force pour dire tout le danger qu'il y a à vouloir affronter l'ambiguïté fondamentale qui préside à l'existence des portes. Synthèse à la fois des arrivées et des départs, les portes sont aussi les gardiennes du temps (et du temple), de la guerre et de la paix. Ne combinent-elles pas passé et avenir, intérieur et extérieur, profane et sacré, commencement et fin ? Monde des vivants et monde des morts ? Figure du passage par excellence, la porte ouvre sur le mystère de toutes les oppositions. Connu / inconnu ; lumière / ténèbres ; visible / invisible immobilité / mouvement, ...

Il peut arriver que le voyageur hésite. Que, pris entre désir et crainte, il reste dans le suspens du seuil. Il arrive aussi que, poussé par l'énergie de vents favorables, il choisisse de franchir cet entre-deux qui le déséquilibre. Qu'il choisisse le passage. Ainsi en est-il aussi du livre. Et de la double hélice autour de laquelle il s' envolute : crainte et désir.

Parmi ces livres, Le Dieu des portes. Je n'ai pu pousser sans une certaine appréhension les trois portes qui se présentent à l'entrée des trois " cahiers " qui composent le recueil poétique de Frédéric Tison. Heurteville/Sylvestres/Planètes. Trois portes au nom mystérieux dont il n'est pas a priori aisé de faire jouer les pênes. C'est donc un recueil à trois temps trois volets que le poète nous invite à traverser. Un triptyque poétique. Et, pour chacun de ces temps, vingt-huit morceaux. Vingt-huit poèmes en prose.

Or, voilà que dans le poème XXVIII du premier " cahier " il est écrit :

" Et tant de jours et d'heures que tu demeures devant la porte dont la serrure est rebelle. "

Cela peut décourager mais tout aussi bien rassurer. D'autant plus que la suite dit :

" Enfin la clef tourne - après tant d'heures et tant de jours. "

Patience donc, lecteur. Tes efforts seront récompensés. Voici comment.

Pour chacune des portes et à l'extérieur du cahier sur lequel elle ouvre, un exergue. Comme dans l'univers des contes, une bonne fée tend une clé. Ici, le poète. Pour la première porte, ce sont les vers de l'écrivain Paul Gadenne qui sont convoqués :

" J'écoute. J'écoute la minute de silence où le poète apparaît

au milieu de tous ces bruits de portes "

La seconde clé est celle de l'une des grandes voix du trobar, Raimbaut d'Orange, poète occitan créateur du poème " La fleur inverse " :

" Ar resplan la flors enversa

Pels trencans rancs e pels tertres...

" Alors resplendit la fleur inverse

Sur les rocs tranchants et sur les tertres... "

La troisième et dernière clé est celle du poète grammairien anglais Geoffrey de Vinsauf, à qui l'on doit un Nouvel Art poétique. Poetria Nova (vers 1210), composé en latin :

Cellula quae meminit est cellula deliciarum.

" La cellule qui se souvient est une chambre des plaisirs ".

Tout cela peut paraître énigmatique. Mais les trois clés sont riches d'indices. L'une, la première, donne du poète une définition possible. Que d'autres motifs viendront compléter :

" Il y a en toi quelqu'un de très ancien, qui se rappelle la nuit. "

Associée au silence, la figure du poète l'est aussi à la solitude implicite, celle qui détache du monde bruyant de la cité. L'autre clé montre au poète " la fleur inverse " - " neige gel et glace / qui coupe et qui tranche / dont meurent appels cris chants sifflets... " (Raimbaut d'Orange). Prenant modèle sur le troubadour occitan " Le Dieu des portes " s'adresse ainsi au poète-voyageur et l'encourage à la création poétique :

" Verse ta voix dans les eaux de la ville - le torrent du caniveau, la rivière des gouttières, la flaque du trottoir-, si là, selon l'ordure, la pluie, le ciel, elle chante les visages tombés, les arches élues, les débris du miroir. "

Dans le sillage où il l'entraîne, il lui délivre quelques arcanes de la création :

" Il paraît que je suis le prince de l'envers et de la fumée, que je caresse les oiseaux et les fleurs d'un autre parc - on dit que j'augmente le ciel et le vent ! "

N'est-ce pas là une définition possible du poète ?

Poursuivant son cheminement aux côtés de Raimbaut d'Orange, le lecteur s'interroge. Pourquoi Frédéric Tison a-t-il choisi la forme du poème en prose ? Il y a sans doute à cela plusieurs raisons. La première est historique. C'est en effet aux poètes-troubadours que l'on doit l'invention de ce genre poétique. Cette " petite forme de prose ", très prisée des poètes occitans, a donné vie à des formes variées telles que la nouvelle, le cuento, les " vies brèves ". Longtemps en faveur à l'époque médiévale, le genre poétique sera remis à l'honneur au XIXe siècle avec Gaspard de la Nuit par le poète Aloysius Bertrand. La seconde est plus personnelle. Elle relève d'un goût particulier du poète pour les histoires brèves, qui se peuvent saisir sur la page en un seul regard. Ce que Frédéric Tison suggère dans le sous-titre donné à son recueil : Histoires en peu de phrases. Ainsi sa préoccupation rejoint-elle celles des troubadours, auteurs de " vies brèves ". Fréderic Tison excelle dans cette forme poétique, apparemment simple, mais en réalité extrêmement exigeante.

La dernière clé est sans doute la plus résistante. Elle ouvre sur un monde plus foisonnant et complexe qui semble être le point suprême de la quête poétique du poète. Son floruit. Sans doute faut-il mettre en relation le monde démultiplié des " Planètes ", leurs beautés de pierres froides, avec la " chambre des plaisirs " de Geoffrey de Vinsauf. Et les errances multiples du poète guidé par le " Dieu des portes ", en relation avec la beauté pure des poèmes, ces petites cellules où s'entrelacent les motifs, macrocosme et microcosme, enluminures des livres d'Heures, vitrail, émaux, mosaïques et moirures aux contrastes saisissants. Là, en effet, au cœur des textes, se côtoient références mythologiques, bibliques, alchimiques, médiévales, littéraires - " lorsque tu marches toute la forêt s'avance derrière toi... "... et musicales. Les unes explicites (Silène, inventeur de la flûte, et Orphée, Guillaume de Lorris et Jean de Meung, Hölderlin, Perrault et Grimm...), les autres implicites (le prophète Ezéchiel, le Jean de l'Apocalypse, Shakespeare, Verlaine, Rimbaud, Nerval et Mallarmé...), et sans doute beaucoup d'autres. Avec peut-être, en arrière-plan, ombre parmi les ombres, celle du couple errant de Dante et de Virgile longeant le Styx et traversant ensemble les Enfers.

" Une barque t'attend, deux rames déployées ; armé d'ombres, nautonier, chante l'eau énorme et légère. Un ciel se déploie au-devant ; chargé d'ailes, prisonnier, demeure dans l'air qui te chante. " (XXVII)

Beauté complexe des poèmes, qui s'apparente à la beauté du chant. D'énigme en énigme, le " Dieu des portes " guide. Le lecteur et le poète. Il enjoint le voyageur à le suivre dans l'entrelacement des figures qui se tisse d'un cahier à l'autre du recueil, à traverser les apparences, du singulier vers le tout et du tout vers l'Un. Chacun des textes, comme dans les contes, délivre une part d'incertitude et de mystère. Rien n'est sûr. Tout repose sur des semblances, des rumeurs dont il est difficile de cerner les contours.

" On raconte que mes paroles sont la porte qui tremble "

" Il paraît que je suis vaste et léger "...

Et, comme dans les contes, mais aussi comme dans la geste médiévale, la répétition scande le texte. Qu'il soit de prose ou de vers. La répétition en effet favorise la mémorisation des événements mais aussi la mémorisation de la ligne mélodique comme l'enseigne Geoffrey de Vinsauf. La répartition alternée en longues (-) et en brèves (∪) ne suffit pas à la beauté du mètre, il y faut des ornementations. Ainsi de ces petites " cellules " qui, répétées, assurent plaisir et beautés, musicalité. Frédéric Tison le sait. Il les affectionne. Celles-ci structurent les poèmes. Nombreuses, elles sont souvent anaphoriques :

" Tu auras su cette immense blessure... "

" Tu auras su la rue énorme... "

Mais pas uniquement, comme dans ce même poème (XXIII, Cahier I) où l'on retrouve par trois fois cette étonnante répétition, qui met l'accent sur le mystère de l'Un:

" ...où quelqu'Un n'est pas... "

" ... où quelqu'Un est nombre... "

" ...quand quelqu'Un est caché dans les visages... "

Le cheminement à travers " l'œuvre léger des nuages " se poursuit, qui ouvre sur des lieux multiples, certains connus de chacun et aisément identifiables, d'autres mythiques, insaisissables. Ce sont lieux de passage marqués d'empreintes invisibles et de présences absentes ; des lieux traversés par les vents trompeurs, traversés par les ombres dont on a oublié les noms. Dans les " villes précieuses ", il y a des labyrinthes et des carrefours où se nouent les questions essentielles. Et des rues à miroirs qui démultiplient les visages. Des voix qui se perdent dont on ne reconnaît pas le son. Il y a bien des curiosités et bien des mystères. Il y a des manques, il y a du désir, il y a des attentes :

" Dans ces miroirs qui t'attendent aux carrefours d'allées longues et brèves, quand rencontreras-tu celui qui parlera - celui qui n'aura pas le son de ta voix ? "

Est-ce là le dilemme du poète ? Le cruel paradoxe auquel il se confronte lorsqu'il écrit ? Comment échapper au miroir ? La résolution de l'énigme se trouve peut-être dans la distanciation proposée par le " Dieu des portes " :

" Tu présentes [...] de tes œuvres la page inachevée, de ton visage la contreclef. "

Au-delà, la dernière énigme se cache dans le lieu d'écriture du recueil : RÉCIF TON DÉSIR. Telle est peut-être l'ultime clé, celle qui contient en trois mots les secrets cachés dans les trois autres clés.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Frédéric Tison, Le Dieu des portes par Angèle Paoli


Retour au répertoire du numéro de décembre 2016
Retour à l' index des auteurs
Retour à l' index des " Lectures d'Angèle "


Retour à La Une de Logo Paperblog