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Isabelle Lévesque, Voltige ! par Angèle Paoli

Publié le 18 avril 2017 par Angèle Paoli

" VIVRE ÉCRIRE | SANS TOURMENT "

U ne rêverie dansée ? Une chanson triste hissée à hauteur d'absolu ? Les trois vers de Guillaume Apollinaire, extraits de " Sanglots " et inscrits en épigraphe de Voltige ! - dernier recueil d'Isabelle Lévesque - incitent à le penser. De même la peinture qui illustre la première de couverture. On peut certes imaginer une danse, un envol, une silhouette enlevée dans le mouvement tourbillonnant d'un manège. Mais on peut aussi lire dans cette danse l'expression d'une résistance, hanches déportées et bras levés vers le ciel. Peut-être même faut-il voir dans ce déport l'expression d'une supplication ?

Derrière cette silhouette tremblée de femme, on reconnaît aussitôt la créatrice Colette Deblé. Une autre silhouette féminine, du même rouge jaspe et entourée de la même nébuleuse étoilée, est insérée dans le recueil. Toutes deux renvoient à une céramique du peintre de Marsyas dont s'est inspirée Colette Deblé. La silhouette se nomme Thétis. Elle est la Néréide que Pelée a enlevée afin de l'épouser. Une légende corse prétend que les noces extravagantes entre la jeune beauté " au voile flottant " et son époux furent célébrées en mer, au large du Monte Genovese et des Agriates. Me reviennent aussi en mémoire les envolées lyriques de l'opéra vénitien de Francesco Cavalli : Le nozze di Tite e di Peleo (1639). La Thétis de Colette Deblé se tient, elle, accroupie sur ses talons ; torse tendu dans une torsion, visage au regard invisible tourné en arrière des épaules, bras écartés. Thétis résiste-t-elle en un ultime effort à l'assaut de Pelée ? Ou bien s'est-elle résignée à le suivre ? Impossible d'en décider de façon affirmée, même si l'intitulé de la toile révèle l'épisode qui précède les noces: Pelée s'empare de Thétis. Quelques vers de L'Iliade laissent échapper la plainte de Thétis. La divinité marine s'épanche sur son sort, elle qui s'est vu imposer par Zeus un époux qu'elle ne désirait pas. Ainsi la violence a-t-elle présidé à ses épousailles. Mais l'amour n'est-il pas en soi une forme de rapt ? C'est peut-être le récit d'un rapt amoureux, mais un rapt consenti, que le recueil Voltige ! va dévoiler pour nous.

Dans son chemin de lecture, le lecteur croise d'autres silhouettes de femmes. Une Allégorie de la Paix d'Amiens (1802), réalisée par Pierre Lacour (1745-1814) ; une silhouette accroupie inspirée par l'artiste Elina Brotherus (Model Study) ; celle, très enlevée, de la duchesse d'Angoulême, d'après la toile du Baron Antoine Jean Gros (1771-1835) : L'Embarquement de la Duchesse d'Angoulême à Pauillac. Silhouettes ailées de femmes qui s'élancent, détachées de leur histoire, pour rejoindre l'éternelle légèreté de leur danse. Celle-là même qui préside à leur envol absolu.

Voltige ! Vers quelles cimes la poète veut-elle entraîner sa suite ? Faut-il voir un ordre dans ce néologisme verbal, augmenté d'un point d'exclamation ? Une incitation à choisir un envol neuf ? Après l'idylle, l'abandon. Après le doler, un chant nouveau ? Le recueil de la poète est-il le récit d'une expérience de l'intime ? Un épithalame en l'honneur de l'amant ? Peut-être tout cela mais aussi affirmation d'un chant fondateur pour la poète :

(Je suis

coquelicot.)

En lisant les poèmes lyriques qui composent ce recueil, j'éprouve le sentiment diffus de renouer avec les mythes d'antan, amours sylvestres entre les mortels et les dieux. Ou encore avec les poèmes médiévaux, tels que nous les a laissés Marie de France:

" le chèvrefeuille et son lai, le coquelicot le bleuet

soupirs. "

Ne sont pas loin, non plus, les coquelicots de Zanzotto (" Fiers d'une fièreté et d'un rut barbare ") et ceux de Giuseppe Conte (" légères fleurs de soie ") qui habitent la mémoire.

Amours champêtres et floraux, la néréïde interroge. " Sais-tu ", " Veux-tu ", " Entends-tu ", " as-tu si peur ? "... Elle n'a de cesse, dès le poème d'ouverture, de susciter la geste de l'aimé.

" Tu rejoindras

les blés le pain la couleur. "

Ainsi s'ouvre le chant d'amour éternel qui prend son essor au printemps et se déploie, le temps de floraisons intenses - bleuet/coquelicot - au cours d'un été :

" Soif été fol
il était une fois

25 août

or épelé depuis midi tu es
soleil jour d'or
à minuit sonné. "

Amour absolu qui tient entre ses mains l'éternité offerte, danse parmi les blés, naissance à l'autre et au désir, ponctuée par les silhouettes colorées et fragiles de Colette Deblé.

" Jamais-toujours :

seule proposition. "

Deux textes en italiques (il y en a d'autres), phrases elliptiques ou inachevées, viennent suspendre momentanément le tremblé des quatre poèmes d'ouverture. Mais toujours le vent balaie qui disperse les signes et les soumet à l'épreuve de la souffrance :

" Derrière l'apparence bleue, ce signe saigne. "

Quelque chose se prépare qui menace l'attente. D'un poème à l'autre, l'imperceptible poursuit sa percée, voltige modeste silencieuse entre les phrases. Les allitérations en [V] et en [Ʒ] ponctuent les poèmes, qui sèment et disséminent dans le récit de cet amour-rapt-apothéose- abandon, leurs sonorités chuintantes et ailées. Voltige / sillage / neige / songe / orange / tige / chevauche / rival / image / léger / manège / sortilège / présage / fragile / vent / vol / rêve...

Cette légèreté discrète jointe au récit qui sourd derrière les vers conduit une langue nouvelle :

" Ma langue nouvelle

corne ta voix (tympan de mon souffle) "

La voix poursuit son appel sombre tandis que celle de la poète se fait souple, résiste à la brisure même si le parcours poétique revient sur ce qui fut de ce fusionnement ébloui, cercle des mains lieuses, habiles à la caresse. Il faut revenir sur ses pas, remonter vers le poème d'ouverture, pour entrevoir la manière subtile dont la poète entreprend de tisser son histoire. Présence d'un " nous " fusionnel et séparation annoncée du " je " et du " tu " s'entrelacent habilement. Mais ce qui s'affirme explicitement, bien avant que la séparation ait lieu, c'est la force du " je " féminin. Et l'aveu qu'il restera maître du rituel amoureux :

" Je prendrai le cuir

de nos pas nus

sur la terre. "

Le premier vers du poème d'ouverture " L'aurore est assoiffée " est-il l'amorce d'un avant, l'amorce d'un après ? Annonce-t-il les noces printanières, l'invention des amants, voltige haute d'un été, " danse fauve ", éros sublimé " papillon nu dans le vent " ?

" Ce soir, cercle clos

(tes bras m'entourent). "

Ou bien l'annonce du désarroi, désamour inscrit à même la danse nuptiale, sacrée par l'amante dans l'or de l'été :

" La boucle des rêves s'achève,

manège, haltes brèves contre ton corps.

Danse le coquelicot !

Le vent ne peut rester debout, je cesse et libre.

Voltige. "

Plus loin, à l'idéal amoureux de l'amante répond le détachement déjà sensible de l'aimé. Et le regret douloureux qui accompagne l'épreuve :

" Légère assonance

du manque, tes mains l'avouent.

Perdent en assurance le scandale.

Tout a fondu antan. "

Vient très vite l'envers de la voltige, " vacillement " " voilé ". Celui de l'arbre mort, celé dans ses cendres :

" L'arbre ne renaîtra pas, squelette capricieux,

rien ne l'agite. Ses membres dessinent

la pierre d'oubli lancée,

passé voilé, vacillement d'une ombre et

ce n'est pas la nuit... "

Le célèbre vers de Guillevic annonce-t-il le manque à venir ? Associée à la multiplicité d'images négatives, la prolifération insistante des assonances en [i] semble confirmer cette interprétation. Les cercles progressivement vont se dénouer, qui détisseront ce que les bras avaient voluptueusement scellé.

Restent les mots du poème pour dire le froissé éternel du coquelicot. La passion secrète qu'il porte en lui. Et ce désir irréalisable qui taraude et qui creuse l'écriture :

" Vivre écrire - sans tourment

pure perte

pétales nus loin des blés. "

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


Isabelle Lévesque,  Voltige ! par Angèle Paoli


ISABELLE LÉVESQUE

Isabelle Lévesque,  Voltige ! par Angèle Paoli

Source
■ Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes
[Oh, ce désordre de disparaître !] (extrait de Nous le temps l'oubli)
C'est tout c'est blanc
→[Entends, c'est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
→[Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
→[Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l'oubli)
Nous le temps l'oubli (note de lecture d'AP)
Ossature du silence (note de lecture d'AP)
→[Peine singulière] (poème extrait d'Un peu de ciel ou de matin)
Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d'AP)
→[Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
→ (dans l'anthologie poétique Terres de femmes) Territoire
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait d'Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)
■ Voir aussi ▼
→ (sur Recours au poème) une recension de Nous le temps l'oubli par Sabine Huynh
→ (sur le site des éditions L'herbe qui tremble) la page de l'éditeur sur Nous le temps l'oubli
→ (sur La Pierre et le Sel) Isabelle Lévesque, de la terre à la lumière, par Pierre Kobel
→ le site de la revue Diérèse et des éditions Les Deux-Siciles
→ (sur Recours au poème) une notice bio-bibliographique sur Isabelle Lévesque
■ Notes de lecture (40) d'Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes
→ Gabrielle Althen, Soleil patient
→ Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l'oubli
→ Edith Azam, Décembre m'a ciguë
→ Mathieu Bénézet, Premier crayon
→ Claudine Bohi, Mère la seule
→ Paul de Brancion, Qui s'oppose à l'Angkar est un cadavre
→ Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
→ Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j'aime)
→ Fabrice Caravaca, La Falaise
→ Jean-Pierre Chambon, Zélia
→ Colette Deblé, La même aussi
→ Loïc Demey, Je, d'un accident ou d'amour
→ Pierre Dhainaut, Progrès d'une éclaircie suivi de Largesses de l'air
→ Pierre Dhainaut, Vocation de l'esquisse
→ Pierre Dhainaut, Voix entre voix
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Armand Dupuy, Présent faible
→ Estelle Fenzy, Rouge vive
→ Bruno Fern, reverbs phrases simples
→ Élie-Charles Flamand, Braise de l'unité
→ Aurélie Foglia, Gens de peine
→ Raphaële George, Double intérieur
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Cécile A. Holdban, Poèmes d'après suivi de La Route de sel
→ Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
→ Sabine Huynh, Kvar lo
→ Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
→ Mélanie Leblanc, Des falaises
→ Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
→ Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s'en va
→ Dominique Maurizi, Fly
→ Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
→ Nathalie Michel, Veille
→ Isabelle Monnin, Les Gens dans l'enveloppe
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Sofia Queiros, Normale saisonnière
→ Jacques Roman, Proférations
→ Pauline Von Aesch, Nu compris


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