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Entre les murs : l'énergie vaut mieux que la culture

Publié le 26 juin 2008 par Ali Devine

« Ça m'énerve qu'on parle autant du film avant sa sortie. » François Bégaudeau, Ouest France, 30 mai 2008.

 

A contretemps...

L’an dernier, un collègue m’a prêté Entre les murs. Il m’a recommandé sa lecture dans les termes suivants : « Je ne me suis pas senti trahi. » Moi non plus, je ne me suis pas senti trahi ; par contre, qu’est-ce que je me suis fait chier ! J’ai rarement mis autant de temps à venir à bout d’un livre aussi mince (271 pages, grands caractères, beaucoup de dialogues et de sauts de ligne). Cet ennui provenait en partie du fait que Bégaudeau évoquait une expérience professionnelle qui ressemblait à la mienne et dont, avec une honnêteté que comme lecteur j’ai trouvé bien rigide, il ne se privait pas de souligner la part de terne routine, répétition indéfinie des mêmes faits, des mêmes mots.
Mais mon peu d’enthousiasme tenait aussi à ses partis pris d’écriture. Fidèle à son projet de restituer, au ras du réel, le quotidien d’une classe, en s’abstenant de toute fioriture et de tout commentaire, il se refusait à évoquer son environnement et même, de façon plus générale, à fournir aucun détail concret (hormis les inscriptions lisibles sur les sweat-shirts des filles) : je ne pouvais me faire pratiquement aucune idée de ce à quoi pouvaient bien ressembler le collège ou la salle de classe qui servaient de cadre à tous les faits relatés, je ne voyais pas les visages ni les corps de ces adolescents pour qui Bégaudeau témoignait par ailleurs de la plus totale sollicitude, je n’avais pas le plus petit indice sur la personne du narrateur, etc. Si bien que les situations et les faits rapportés me paraissaient flotter dans une sorte d’éther. Le concentré de vécu que l’auteur avait voulu nous livrer me paraissait fortement dilué de rien, et cette dilution annihilait pour moi l’aspect documentaire qui était censé constituer le point fort de l’ouvrage, aux dires de l’intéressé lui-même et d’une critique enthousiaste. Je ne comprenais pas comment on pouvait évoquer de cette façon une profession dont les praticiens sont en permanence agressés par un réel dense et bruyant. Bien sûr, il serait imbécile d’exiger de Bégaudeau qu’il relève le défi d’un projet littéraire qui n’est pas le sien, de réclamer de lui des descriptions balzaciennes de la peinture craquelée et du néon qui clignote au-dessus de son tableau vert poussiéreux. Bégaudeau a, je crois, respecté de façon scrupuleuse la feuille de route qu’il s’est définie. Le problème est que celle-ci ne mène nulle part. Son projet n’est pas intéressant.
J’entendais aussi qu’il y avait dans Entre les murs un « travail sur le langage », mais je n’arrivais pas à comprendre en quoi consistait ce travail. S’il s’agissait de relever que les enfants des milieux populaires parlent une langue différente de celle de leurs enseignants, une langue laide mais efficace car réduite à peu de choses près à la fonction phatique d’un cri, on était assez loin, à mon sens, d’une découverte sensationnelle. Bref, j’avais rendu le livre à son propriétaire en le remerciant poliment, et un peu plus tard, c’est sans surprise excessive que je l’avais vu recueillir le prix France Inter – Télérama – Le Nouvel Obs – Radio Nova – Les Inrocks – Paris Première – On vit dans le cinquième et on vous emmerde. A ces grands consommateurs d’autofiction, une dose même très faible de réalité avait fait l’effet d’un shoot de première force. Normal.

La véritable surprise était venue, pour moi, du projet annoncé d’adapter Entre les murs au cinéma. Comment vont-ils bien pouvoir faire ? me demandais-je. Je n’aurais pas dû me poser ces questions. François Bégaudeau est chroniqueur aux Cahiers du cinéma. Dès septembre 2006 il avait déclaré, dans une interview au site Le Web pédagogique : « Le langage des ados est scandé, corporel, ponctué de mouvements de bras : il se donne à voir et à entendre. De ce point de vue, le livre court après le cinéma, je cours derrière L’Esquive. » (Et je comprenais alors que ce que j’avais pris pour un roman n’était en fait qu’un script bancal.)
J’aurais bien vu un film réalisé par Noémie Lvovski, où Valeria Bruni-Tedeschi aurait joué le rôle d’une prof à la dérive et Laura Smet, celui d’une élève de troisième frondeuse mais bourrée de talent. On l’aurait appelé Enseigne-moi. Dans sa critique, Eva Bettan -de France Intêêêr- aurait parlé d’une « fable acide et pleine de tendresse, filmée au plus près de la souffrance sociale ». Ce serait tout simplement un long-métrage de plus, larmoyant et médiocre, comme la France en a produit beaucoup depuis au moins quinze ans.
Mais Bégaudeau, tout de même, est d’une autre trempe. C’est Laurent Cantet qui l’a spontanément contacté pour lui proposer l’aventure d’une adaptation. Et Laurent Cantet, c’est un cinéaste pour qui (je cite de mémoire les propos tenus par l’auteur au moment où le projet était encore embryonnaire) « les conditions dans lesquelles on tourne un film déterminent en partie sa valeur. » Ils commencèrent donc par chercher un collège et ils ouvrirent aux élèves volontaires des ateliers de jeu dramatique –enfin, d’improvisation, plutôt : on n’allait pas leur faire mémoriser le monologue d’Hamlet, à ces jeunes au langage « scandé, corporel, ponctué de mouvements de bras. » Et de toute façon, on ne voulait pas d’Hamlet. On les voulait, eux, sincères et bruts de décoffrage. Et comme il fallait aussi un prof, c’est l’auteur lui-même qui s’y colla, avec son charisme de rock star (« Un rocker, c’est toujours un mélange d’immense arrogance et de grande fébrilité. Moi aussi. » Télérama, 28 mai 2008 ; voir aussi, dans Le Monde du 27 mai, l’article « Le making of d'Entre les murs. »)

Acteur principal, scénariste, dialoguiste, vraisemblablement impliqué aussi dans le casting de ses jeunes partenaires/élèves : Bégaudeau a posé une empreinte profonde sur ce film. Il a donc pu y faire passer ses idées. Si véhément qu’il soit en effet dans la dénonciation de « tous ces livres de profs qui se réduisent à des essais au ton apocalyptique », qui « filtrent la réalité pour la faire correspondre à leurs a priori idéologiques », l’auteur d’Entre les murs a en effet martelé ses propres convictions politiques dans les très nombreuses interviews où il s’agissait d’assurer le service après-vente de son best-seller. Ses idées peuvent être ramenées au nombre de deux.

1) L’école telle qu’elle existe actuellement est faite par et pour les héritiers (au sens, évidemment, de Bourdieu et Passeron). Pour que les connaissances que l’on prétend transmettre touchent un jour les enfants des familles pauvres, et en particulier ceux qui sont « issus de l’immigration », une refonte complète des méthodes s’impose.
« Quand j’étais gamin, petit Blanc, fils de profs, je le connaissais le passé simple, je l’avais entendu dans la bouche de mes parents, je l’avais lu dans les livres qui s’empilaient à la maison. Me l’a-t-on vraiment enseigné ? N’ai-je pas plutôt récité ce que je savais déjà intuitivement ? Quand on se retrouve devant Ndeyé ou Khoumba, face à des élèves qui ne bénéficient pas de ce background culturel, dont les parents ne sont pas francophones, on est totalement démuni. Sans doute le passé simple n’a-t-il jamais été véritablement "enseigné", sa pédagogie reste à inventer. » (Télérama, 26 mai 2008)
Quant à savoir par quelle méthode ludique et égalitaire Ndeyé apprendra je vins tu vins il vint, l’auteur ne se prononce pas. Ce n’est pas un technicien.

2) L’ignorance des élèves est plus que largement compensée par une qualité que Bégaudeau valorise par-dessus toute autre chose, d’autant qu’il la possède lui aussi, et comment ! Ils ont de l’énergie.

« En tant que prof chargé de conduire ses élèves vers la réussite scolaire et professionnelle, je vois bien que le constat est négatif. En tant qu’homme et écrivain, derrière les erreurs ou les difficultés des élèves, c’est la vie que je vois, l’énergie que dégagent ces ados. Tout mon livre est construit là-dessus, je puise directement dans ces moments d’affrontement qui sont la vie même. » (Même source que ci-dessus)


Cette fascination pour la vigueur adolescente détermine en bonne partie les sympathies de Bégaudeau et ses choix de casting. C’est ainsi, par exemple, qu’il décrit l’une de ses actrices :
« Esmeralda est vive, boule d'énergie vitale qu'aucun système scolaire n'arraisonnerait. C'est ce qui nous a plu dès le premier atelier, et aussi son autoportrait de début d'année, qui disait tout. A la question "Qu'est ce que tu aimes ?", sa réponse fut, en effet, exemplairement duale : "J'aime les livres d'amour et taper les gens" (...). » (« Le making of d’Entre les murs, par François Bégaudeau », Le Monde, 28 mai 2008).

Le même principe peut occasionnellement l’amener à tenir des propos surprenants, par exemple au micro d’un Alain Finkielkraut dont on imagine avec gourmandise l’expression et la courbe de la tension artérielle :

« Une chose que l’on ne peut jamais dénier à ce mouvement-là, à ce mois, qui s’est déroulé en novembre 2005, c’est sa vitalité, c’est son énergie. Brûler une voiture, ça demande de l’énergie. Alors voilà ce qu’on dit : c’est qu’au moins là il y a une jeunesse, dont on peut regretter parfois qu’elle soit un peu apathique, un peu inerte, et donc tout le monde devrait se réjouir, d’une certaine manière, qu’elle manifeste quelque chose, et qu’elle manifeste de l’énergie. De là à savoir où nous mènera cette énergie, ça, ma foi, j’ai l’honnêteté de considérer que je n’en sais rien. Mais c’est de l’énergie, et de ça on prend acte. » (Répliques, France Culture, 24 mars 2007. Un internaute malveillant a placé cette citation sur Wikiquote.)

Mais le plus important, aux yeux de Bégaudeau, est que cette énergie merveilleuse, qui imprègne la vie et les gestes des adolescents pauvres, structure aussi leur langage. Les collégiens de ZEP ne parlent pas mal : ils parlent autrement, avec leurs corps remplis de sève.

« J’aime cette énergie, c’est le corps qui parle. (…) De fait, ce qu’il y a du rap dans mon livre vient des élèves, pas de moi. Ils ont une culture du "fight", de la lutte, une économie de la parole dont le but ultime n’est pas de dire la vérité mais d’avoir le dernier mot. Il se trouve que j’aime ça aussi, dans la vie j’ai le goût de la lutte oratoire. Personne ne voulant perdre la face, ça donne les scènes un peu "musclées" que l’on trouve dans mon livre. » (Télérama)
« Cette langue de la jeune génération issue des périphéries équivaut-elle à la mort du français ? Je me sens à cet égard très éloigné de la vision apocalyptique dans laquelle certains se complaisent. Dans un énoncé comme "Rousseau, j'sais pas c'est qui", se perd indéniablement un sens des articulations logiques, une certaine capacité à produire du raisonnement. Mais se gagne dans le même temps une langue plus en prise avec le corps, souvent très inventive. Ce réinvestissement du langage à partir du bégaiement des corps n'est pas une mauvaise nouvelle. Sans aller jusqu'à parler d'un fascisme de la langue, comme le soutenaient Michel Foucault ou Roland Barthes – non sans excès ! –, ses cadres peuvent malgré tout se révéler oppressifs. » (Entretien avec Luc Ferry, Philosophie magazine).

Et bien entendu, il faut être à l’écoute de cette parole rénovée. C’est un impératif démocratique.

Je n’ai pas vu le film de Cantet et Bégaudeau. Mais je pense que ce n’est pas nécessaire pour saisir le sens de leur démonstration. Ils sont allés à la rencontre de jeunes d’un collège difficile. Ils étaient confiants en leur talent et les ont fait tourner dans le film. Portée par cette énergie juvénile, la version cinématographique d’Entre les murs est sans doute excellente : elle fait un triomphe à Cannes, remporte la Palme d’or et attirera sans doute des centaines de milliers de spectateurs à la rentrée. Les résultats scolaires médiocres des jeunes « acteurs » n’ont rien empêché. On ne requérait d’eux aucune culture, on ne leur demandait pas de savoir quoi que ce soit, juste d’être naturel. Et naturel, ça, ils savent l’être. En jouant aux élèves, ils ont cessé d’être des élèves. Ils ont déposé le fardeau des attentes académiques pour laisser libre cours à leur énergie si belle, à leur langage si expressif. Voilà à mon avis le sens caché du dispositif où ils ont été invités. Arrêtez de les appeler des cancres : nous allons vous montrer que ce sont aussi des génies.  

Et les médias grand public ont enfoncé le clou, en poursuivant les jeunes prodiges pour leur demander : « Et maintenant, pensez-vous à une carrière d’acteur ? » Eux, étourdis par l'ampleur de leur succès, ils répondaient : Oui, pourquoi pas. Ça me plairait bien. Qui ne préfèrerait des ateliers d’expression dramatique et la fréquentation des festivals à l’apprentissage du passé simple ? Qui d’ailleurs a encore envie d’étudier le passé simple après une telle aventure ? Il ne faut pas brimer le génie spontané de l’adolescence en lui imposant des exercices pénibles. Il vaut mieux magnifier sa violence.

Voir aussi les articles d'Elisabeth Lévy et d'Alain Finkielkraut.


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